N°1 : "The Private Eye" (webcomic)
Dans cette première capsule de "Ma vie en /", je présenterai "The Private Eye" de Brian K. Vaughan et Marcos Martin. Ces deux pointures de la bande dessinée mainstream américaine nous proposent ici un récit d’anticipation où le futur se bâtirait sans internet mais dont les planches sont disponibles uniquement en format numérique !
Après une courte introduction consacrée aux carnets de voyage du naturaliste Klaus Van der Stappen et pour faire la transition avec feu ma rubrique "Hell & Back" dédiée aux comics, j’ai choisi de vous présenter une bande dessinée numérique écrite par un auteur américain dont le travail fut régulièrement évoqué lors de précédentes émissions de Radio GrandPapier. Il s’agit du scénariste Brian K Vaughan à qui l’on doit déjà le survival post-apocalyptique Y le Dernier Homme, le récit de science-fiction décalé Saga ou encore Ex Machina, une politique-fiction au sein de la mairie de New-York assaisonnée d’une pincée de spandex. Consciencieux bâtisseur d’univers, Vaughan se place dans la lignée des auteurs du prestigieux label Vertigo en proposant des détournements de genre à la fois divertissants, porteurs d’une réflexion sociale ou politique et soutenus par des dialogues inspirés. Lorsqu’il proposa à Marcos Martin de collaborer avec lui sur une nouvelle série d’anticipation dans une Amérique où Internet aurait cessé d’exister, le dessinateur espagnol lui suggéra l’idée brillante de destiner ce récit uniquement et spécifiquement au réseau internet.
- Extrait de "The Private Eye" de Brian K. Vaughan et Marcos Martin. ©2013 Vaughan/Martin
En mars 2013, Marcos Martin lance donc le site Panel Syndicate pour y publier un nouveau chapitre de leur série The Private Eye tous les deux mois. Vaughan et Martin, novices dans le domaine informatique, proposent une interface très simple et des planches aux compositions proches du format papier si ce n’est pour le format conçu à l’horizontale et adapté aux écrans d’ordinateur. L’une des grandes nouveautés réside cependant dans le fait qu’ils sont les deux premières grandes pointures du comics américain à se lancer dans l’aventure en toute indépendance. Conservant leurs droits et leur entière liberté éditoriale sur cette série, ils proposent aux internautes de payer le montant qu’ils souhaitent pour l’achat de chaque chapitre. Le prix minimum conseillé par les auteurs est de 99 cents mais l’internaute peut également choisir de rien payer pour acquérir pour son chapitre ou de verser un montant supérieur. L’acheteur obtiendra alors une version PDF du chapitre qu’il sera en mesure de télécharger et de conserver sur son ordinateur. Dépassant le cadre de la simple lecture en ligne, le site propose également leur série dans plusieurs langues avec des versions en anglais, en espagnol, en catalan, en portugais et également dans la langue de Molière. Le public est rapidement au rendez-vous et The Private Eye devient l’un des premiers block-busters de la bande dessinée numérique. Les revenus obtenus permettent, selon les auteurs, de payer l’entièreté de leurs loyers respectifs…
- Recherches de Marcos Martin pour "The Private Eye". ©2013 Vaughan/Martin
Mais venons-en au contenu. The Private Eye est donc un récit d’anticipation situé dans le Los Angeles de 2076. Voilà 60 ans qu’a eu le lieu un immense et désastreux bug informatique connu sous le nom du "Déluge". En 2016, durant quarante jours, le Cloud, cet espace de stockage de l’ensemble des données informatiques, éclate et laisse filtrer l’intégralité de son contenu. Chacun a désormais accès à l’entièreté des informations privées et secrètes de n’importe quelle autre personne mais aussi de toute société, banque ou gouvernement. Vaughan imagine cependant que le véritable drame provoqué par l’éclatement du Cloud se jouera dans le cadre privé, au sein des couples et des familles. Imaginez un instant que votre historique de recherche personnel, témoignant de vos centres d’intérêts parfois les plus intimes et les plus sombres, soit révélé à vos collègues, vos proches et vos familles. Il s’ensuit une paranoïa collective et l’abolition d’internet. L’atteinte à la vie privée devient le plus important des crimes si bien que la Presse et la Police sont fusionnées afin de veiller au bouclage et à la classification de toute information. Les bibliothécaires deviennent des agents assermentés de l’état et doivent conserver sous scellé le contenu des biographies et des dossiers médicaux, judiciaires et d’état civil. En 2076, chacun dissimule désormais son identité derrière un masque et un déguisement. Cette nouvelle norme sociale a mené au développement de costumes variés qui donnent le sentiment que les trottoirs des mégapoles sont envahis par un défilé de carnaval permanent. Elle pousse aussi à la crainte du format numérique et au retour des supports analogiques comme les vinyls en musique ou les pellicules en photographie. Les nouvelles technologies poursuivent cependant leur développement et les voitures flottantes ont fait leur apparition. Dans ce monde à l’aspect rétro-futuriste plutôt original, la profession de détective privé est bien entendu interdite. C’est dans la clandestinité que le jeune Patrick Immelmann exerce ce métier prohibé et pourtant bien pratique lorsqu’il faut retrouver quelqu’un dans l’opacité de ce monde de masques et de pseudonymes. Avec son grand-père sénile qui croit encore pouvoir jouer à un shoot-hem-up en mode multi-joueur sur la toile, P.I. s’embarquera dans une enquête périlleuse et haletante suite à l’assassinat de l’une de ses clientes.
- Extrait de "The Private Eye" de Brian K. Vaughan et Marcos Martin. ©2013 Vaughan/Martin
The Private Eye est donc un "polar noir" aux couleurs pourtant bariolées. La coloriste Muntsa Vincente tire d’ailleurs profit de la palette presque infinie que lui offre le support numérique. Marcos Martin, dessinateur remarqué sur des mini-séries de Robin, Batgirl, Spiderman et Daredevil, nous propose un style qui évoque celui de John Romita Jr. lors de sa collaboration avec Frank Miller sur le titre Daredevil, the Man without Fear. Avec ses personnages plus élancés et sa ligne relativement claire et épurée, il apporte une agréable touche "européenne" à ce thriller dynamique. Brian K. Vaughan, fidèle à lui-même, exploite à merveille les possibilités offertes par son concept initial. Un récit d’anticipation où le futur se bâtirait sans internet mais disponible uniquement en format numérique ; voilà qui me semblait être une bonne pioche pour lancer cette rubrique !
Nicolas
- Pour le plaisir des yeux : planche originale du "Daredevil : The Man without Fear" de Frank Miller et John Romita Jr. ©Marvel Comics