N°2 : Elisabeth Ivanovsky
C’est en relisant l’album de Simon Roussin "Les aventuriers" que je me suis dit que j’allais vous parler d’Elisabeth Ivanovsky dans l’imagier des gens d’aujourd’hui. Les grandes illustrations faites d’aplats de couleurs vives m’ont tout de suite fait penser aux dessins très structurés de l’illustratrice belge.
Elisabeth Ivanovsky (1910-2006) est née à Kichineff en Russie en 1910. Elle vit une enfance heureuse dans la datcha familiale. Jusqu’à la révolution qui va bouleverser leur vie. Sa famille doit quitter la datcha pour s’installer dans une maison paysanne. Son père alors avocat, perd son emploi. Elle est très proche de son frère aîné avec qui elle partage la même passion pour les livres. Ensemble, ils réalisent des petits livres en auto-édition, Elisabeth illustre des petits contes écrits par Valentin, ensuite elle relie les petits carnets en les cousant avec du fil. Ils jouent à faire des livres pendant un hiver alors qu’elle n’a que 10 ans. Elisabeth dessine beaucoup, elle ne peut pas fréquenter l’école primaire à cause de la guerre civile, c’est sa mère qui joue les préceptrices. Vers 14 ans, elle intègre l’Ecole des Arts de Kichineff, détail amusant, elle est privée de cours de dessin de nu, ses professeurs estimant qu’elle est trop jeune pour y assister. Elle est l’élève la plus jeune de l’école. Dans cette école, l’enseignement est basé sur les théories du structuralisme, il s’agit de construire formes et visages. Elle adhère complétement à ses idées en rupture avec tout ce que fut l’art avant la révolution et s’applique à les suivre.
Les conditions de vie dans les années 20 ne sont pas faciles, et Elisabeth doit travailler pour aider sa famille, elle réalise toutes sortes de petits travaux de peinture et d’illustration, elle peint des icônes pour une entreprise qui fournit des églises, elle travaille ensuite dans un hopital où elle reproduit des graphiques. Elle achève ses études à 18 ans et espère pouvoir continuer à étudier à l’étranger. Il lui faudra 4 ans pour économiser l’argent nécessaire au voyage. Elle arrive en Belgique en 1932. Elle choisit Bruxelles à Paris car elle pense que le rythme de vie lui conviendra mieux, elle qui vient de sa campagne. Elle s’inscrit à La Cambre, l’Ecole d’art jouit alors d’une réputation internationale, fondée par l’architecte Henri Van de Velde, elle fonctionne sur le modèle du Bauhaus. Elle suit les cours d’illustration de Joris Minne. C’est le cours de théâtre, costumes et décors qu’elle préfère, elle crée de nombreux costumes qui seront utilisés lors de différents opéras au Théâtre Royal de La Monnaie.
C’est lors de son jury de fin d’études qu’elle rencontre l’écrivain Franz Hellens, il est un des jurys, et après avoir complimenté son travail il lui propose d’illustrer un texte qu’il a écrit pour les enfants. Elle accepte donc son premier travail d’illustration jeunesse." Bass BAssina Boulou" raconte l’histoire d’un fétiche africain. Les moyens pour l’impression étaient assez limités, le cliché à plat était le procédé le moins coûteux, il n’y a pas de dégradés de couleurs possibles, Elisabeth réalise des illustrations à la gouache qui seront imprimées en couleur directe. Tout est à plat, c’est l’illustrateur qui équilibre les choses, ce type d’impression demande un dessin net et précis. Ce style va accompagner Elisabeth pendant de nombreuses années...j’y reviendrai.
Elisabeth Ivanovsky va vraiment contribuer au développement du livre jeunesse en Belgique. Il faut en effet attendre les années 30 pour voir émerger une véritable production en direction de l’enfance. Au début du 20ème siècle, certains peintres, comme Spilliaert ou Tytgat publient quelques ouvrages pour enfants, mais ce sont des tirages très limités et très chers, à l’époque l’album pour enfants est souvent un objet de bibliophilie. Les seules publications jeunesse disponibles au grand public s’apparentent souvent au livre religieux. En France aussi, l’édition jeunesse prend son essor dans les années 30 avec les livres du Père Castor. Cette maison va publier de nombreux artistes originaires de Russie, qui ont émigré quand le régime soviétique a durci ses positions. On peut citer Nathalie Parrain, Féodor Rojankovsky, alexandra Exeter. Elisabeth Ivanovsky est très proche de cette génération d’illustrateurs, tant par son parcours que par son style hérité de l’école constructiviste russe.
Grâce à l’aide de Franz Hellens, Elisabeth se fait petit à petit connaître du cercle plutôt fermé des écrivains et poètes belges, les propositions de travail se succèdent, elle illustre plusieurs romans, d’écrivains flamands notamment.
En 1937, elle rencontre le poète René Meurant, elle est engagée pour réaliser son portrait.Quelques mois plus tard, il deviendra son mari. La même année, la reine Elisabeth l’engage pour décorer la chambre des enfants royaux, ce travail lui permettra de retourner en Russie où son père vient de mourir.
La période de la guerre est paradoxalement riche pour le développement du livre jeunesse en Belgique, la guerre empêchait tout mouvement d’importation et d’exportation des livres, cela a donné un tremplin à l’édition belge
Entre 1941 et 1946, elle publie toute une série de petits livres aux Editions des Artistes, en collaboration avec son mari, ces livres seront rassemblés dans la collection Pomme d’Api, le succès est immédiat. C’est René Meurant qui écrit les textes, qu’il emprunte tantôt au folklore wallon, tantôt aux comptines traditionnelles. C’est la guerre, et l’éditeur manque de papier, il imprime donc les Pomme d’Api sur les presses d’une usine de papier peint, sur des papiers de fond un peu rosés, bleutés ou beiges. Ces livres ne sont pas reliés, ils sont simplement agrafés. C’est un tout petit format, qui existait déjà en URSS ou en Angleterre. Cette collection connaîtra un énorme succès commercial, et permettra à Elisabeth Ivanovsky de professionnaliser sa pratique.
Ces 24 petits livres ont été republiés sous forme d’un petit coffret par les éditions Memo en 2007. Cette publication a permis une reconnaissance du travail innovateur de l’illustratrice belge.
A la fin de la guerre, elle commence à travailler pour des plus gros éditeurs, comme Casterman et Gautier Languereau. Les propositions affluent. Mais après la guerre, les éditeurs sont plus frileux et ils brident d’avantage leurs auteurs et leurs illustrateurs. La production devient plus conventionnelle, plus consensuelle. Il faut oublier les horreurs de la guerre. A ce propos, Elisabeth raconte qu’elle avait dessiné des enfants ébourrifés par une tempête, son éditeur a refusé le dessin, estimant que les enfants étaient trop laids. Les illustrateurs ont moins de liberté, et Elisabeth Ivanovsky n’échappe pas à cette uniformisation... Son style évolue, et il est d’avantage dans l’air du temps. Paradoxalement, les possibilités au niveau de l’impression sont plus larges,certains éditeurs ont plus de moyens, ce qui permet d’imprimer autrement qu’en noir et en couleur directe. Son style change, et je trouve ses albums d’après 1950 moins intéressants graphiquement. Elle collabore notamment avec une auteure de livres pour enfants très prolifique, Marcelle Vérité (c’est un pseudonyme qui n’annonce pas que du bon, quand on pense qu’elle a écrit plus de 200 livres pour enfants), collaboration qui durera près de 50 ans. Petit à petit leur production devient plus pédagogique avec une collection de livres documentaires destinés au public des écoles.
Elisabeth Ivanovsky illustrera plus de 300 livres pour enfants. Parallèlement à son travail d’illustratrice, elle continue à peindre et à expérimenter des choses. Elle s’intéressera d’ailleurs beaucoup au monotype. Sa formation à La Cambre lui aura permis d’acquérir différentes techniques, elle travaille notamment au pochoir. L’un de ses travaux réalisés au pochoir pendant ses études a d’ailleurs été réédité par Memo. 25 illustrations sur le thème du cirque et imprimées en tons directs. On y observe aisément les influences constructivistes dans l’agencement des formes.
Elle travaille aussi la gravure (ex : Les enfants du hameau, d’Alex Jeanne, paru en 1937), son travail rappelle un peu celui du belge Masereel.
Mais elle a toujours privilégié son travail à la gouache. Elle explique avoir renoncé à la gravure par amour de la surface parfaite "J’aimais tellement la surface de papier que l’on caresse avec la couleur que je perdis le goût de graver parce qu’il me fallait blesser la matière, sa surface lisse". C’est d’ailleurs ce stylé épuré, ses grands aplats de couleur qu’on retient du travail d’Elisabeth Ivanosvksy. Contraint au départ par des impératifs d’impression, ce style a aussi été déterminé par l’air de la Révolution. Elisabeth vivait au sein d’une famille aisée qui a tout perdu en 1917. Le dépouillement matériel qu’ils vivaient n’est pas étranger à l’épuration des formes de ses dessins. Elle était vraiment dans une recherche de simplicité et d’équilibre.
Ses héritiers sont nombreux...les illustrations faites d’ aplats imprimés en couleurs directes sont revenues très à la mode, les techniques ont changé, il ne s’agit plus de gouaches mais d’aplats numériques... On pense aux livres de Blexbolex, de Gwenola Carrère (qui utilise le pochoir), et bien d’autres...
Elisabeth Ivanovsky est décédée en 2006. La plupart de ses livres ne sont plus édités. L’éditeur nantais Memo a commencé à réhabiliter son travail par la réédition de la collection Pomme d’Api, malheureusement déjà épuisée.
"Cirkus", le portfolio d’images réalisées au pochoir et publié lui aussi par Memo est toujours disponible.
Je recommande la lecture du petit livre d’entretiens réalisés avec son fils Serge Meurant et publié par les éditions Tandem, où l’on découvre une artiste d’une grande sobriété.
Je remercie le Centre de litttérature jeunesse de Bruxelles pour le prêt de nombreux albums.