N°3 : André François
Si j’ai eu envie de vous parler d’André François aujourd’hui, c’est parce qu’il y a quelques années, j’ai trouvé au hasard d’un rayonnage d’une bouquinerie de Brooklyn l’un de ses livres pour enfants, "Little boy brown".
J’ignorais tout de son illustrateur, mais j’avais été attirée par ce trait si particulier, ce dessin faussement maladroit, et surtout par les trouvailles graphiques fantaisistes qui parsèment l’album. Le livre raconte l’histoire d’un petit citadin, enfermé la plupart du temps dans un grand hôtel new yorkais, qui va vivre une journée au grand air à la campagne. Les premières pages semblent avoir été dessinées par un enfant, l’une d’elle représente deux immeubles à travers lesquels on peut tout voir, on y observe la vie des différents habitants et on voit un ascenseur qui amène le père du héros de sa chambre d’hôtel jusqu’à son bureau en passant par le métro, sans qu’il faille mettre un pied dehors. Un peu plus loin, on voit le portier de l’hôtel se faire mordre le nez par "Jack Frost", parce que c’est bien connu, le froid ça mord.
Je n’ai découvert que bien plus tard qu’André François avait fait bien plus qu’illustrer des livres jeunesse, il avait été un brillant affichiste, un peintre, un sculpteur et un homme de publicité.
André Farkas naît en 1915 à Timisoara. Après des études aux beaux-arts de Budapest, il quitte la Hongrie pour Paris, ville aimant pour les artistes.
Il commence par travailler auprès de Cassandre, grand affichiste français d’origine ukrainienne, influencé par l’école du Bauhaus. Cassandre s’intéressait beaucoup à la typographie, il créa notamment les polices Bifur et Acier. C’est aussi lui qui créera le logotype d’Yves Saint Laurent. André Farkas apprend beaucoup dans cet atelier, c’est vraiment là qu’il découvre la communication visuelle qu’il pratiquera pendant plus de 60 ans.
En 1939, il est naturalisé français et prend "François" comme nom d’artiste. Pendant la guerre il collabore à différents journaux satiriques.
C’est en 1947, qu’il commence à travailler pour Punch, un journal satirique anglais à la longévité impressionnante, puisqu’il a été publié de 1841 à 2002. Il y fait du dessin d’humour. Une compilation de ses dessins paraît aux USA dans les années 50, sous le titre "The tattoed sailor, cartoons from France". L’élément Made in France semble avoir son importance, même si ces dessins ont été réalisés pour un hebdomadaire anglais, la touche française fascine les américains. Et André François a la côte aux USA. Il sera un important collaborateur du New Yorker, comme un certain William Steig dont je vous ai parlé il y a quelques mois. Il réalisera de nombreuses couvertures essentiellement entre 1960 et 1990. (trente ans de présence dans un magazine aussi prestigieux c’est pas mal)
Son talent de faiseur d’images est apprécié aussi en France, puisqu’en 1952, il publie un album pour enfants avec Jacques Prévert :"Lettres des îles Baladar". Ce livre est un pamphlet anticolonialiste réalisé à quatre mains par les deux compères. Pendant la genèse du projet, les deux hommes se voyaient deux fois par semaine à Paris. Prévert inventait un bout d’histoire qu’il soumettait à André François, qui imaginait alors quelques images, de là Prévert écrivait un texte définitif. Un véritable échange s’opère entre les deux artistes, aux jeux visuels d’André François, répondent les jeux de mots de Prévert.
L’histoire raconte comment Baladar, une île heureuse est soudain envahie par le Grand Continent, qui compte bien profiter des ressources de l’île, et surtout de son or !!! Le récit fait bien sur allusion aux dérives du colonialisme sur un ton apparemment léger, mais rien n’y et épargné. Il évoque l’exploitation des indigènes, le vol des ressources naturelles, la destruction de l’environnement et les répressions parfois sanglantes. Ainsi l’actualité politique se glisse dans les pages de l’album, rappelons qu’en 1952, la France est en pleine guerre d’Indochine, et l’insurrection malgache de 1947 n’est pas si loin.
A une époque où les livres pour enfants étaient plutôt complaisants par rapport au colonialisme , et du genre à encourager les clichés sur les populations colonisées (cf : Tintin au Congo, ou Babar en voyage), Prévert et François choisissent un singe comme héros. "Quatre mains à l’ouvrage", c’est le nom de leur personnage (en référence à leur collaboration) est un singe balayeur de rue immigré..Un beau pied de nez aux clichés racistes qui comparent les noirs à des primates !! Les dessins d’André François ont un coté vraiment très lâché, en les voyant je pense toujours aux dessins d’enfants, il y a un côté assez plat, il fait fi des perspectives. Les corps sont souvent déformés et désarticulés, les décors réduits à leur plus simple expression. Et puis il a un sens inné de la composition, ce qui l’a aidé dans un de ses nombreux métiers : la publicité.
Déjà mis sur les rails par Cassandre, c’est Robert Delpire qui va lui confier les plus grandes campagnes publicitaires de sa carrière. Robert Delpire est un grand éditeur et un sacré dénicheur de talents. Il a révélé au grand public des photographes tels que Brassaï, Cartier-Bresson ou Lartigues. Il a publié en France le livre "les américains" de Robert Franck. Il a créé la collection photopoche avec l’envie de démocratiser l’accès aux livres de photo. Il y publie aussi André François et Saul Steinberg, dans une sous-collection dédiée aux illustrateurs. Il édite plusieurs albums d’André François dont les fameuses "Larmes de crocodile".Lui et sa femme, la photographe Sarah Moon sont de grands amis de l’artiste. C’est avec lui qu’André François développe une campagne publicitaire pour Citroën. On retient surtout cette très belle image pour les 2CV, qui lui vaudra plusieurs récompenses internationales. On y reconnaît son goût pour les associations. Ses affiches publicitaires témoignent aussi d’une certaine liberté qui était donnée aux artistes à l’époque.
En 1966, André François réalise une campagne pour un laboratoire pharmaceutique. 45 ans plus tard, ces images deviennent un livre sous l’impulsion de Robert Delpire. Ce sont "Les rhumes". Ce livre est une sorte de bestiaire des différentes espèces de rhumes, puisque le rhume serait un petit animal, qui contrairement au mammouth ou au chienoptère aurait survécu jusqu’à aujourd’hui, mais pourquoi ? C’est ce qu’André François tente de nous expliquer. "Un rhume s’attrape facilement. Mais quand on a le choix on préfère ne pas en attraper. C’est pourquoi, il y a toujours énormément de rhumes. "
Ce petit livre à l’humour décalé est parsemé de différents rhumes (rhume des foins, de cerveau, gros rhume, rhume de rien du tout), qui prennent vie sous le pinceau de l’artiste. Il les dessine directement à l’encre, ce qui leur donne un contour un peu flou.
André François était aussi peinte et sculpteur, après un passage en Bretagne, il commence à sculpter avec du bois flotté et toutes sortes de matériaux de récupération. Il expérimente toutes les techniques, il travaille de manière complètement décomplexée, il touche à tout, il essaie, il s’amuse. Son oeuvre est multiple, elle revêt différentes formes.
André François n’a jamais cessé de travailler, sauf entre le 20 décembre 2002 et le 20 mars 2003. La nuit du 19 décembre son atelier est ravagé par un incendie, toutes ses oeuvres partent en fumée. André François accumulait tout, il ne vendait rien, ses originaux, ses peintures, ses sculptures, sa correspondance étaient empilés dans l’atelier au fond de son jardin. Il ne reste rien ou presque après la terrible épreuve du feu. L’artiste est en état de choc et doit être hospitalisé. Il rentre chez lui, et avec l’aide de sa famille il tente de sauver les quelques dessins encore ensevelis sous les décombres. 3 mois après l’incendie, il se remet au travail avec une rage créatrice peu commune pour un homme de 88 ans. En mars 2004, une exposition lui est consacrée au Centre Pompidou, il y présente 60 nouvelles oeuvres toutes réalisées après l’incendie !
André François s’éteint en avril 2005. Il laissera derrière lui une oeuvre incroyablement riche et diverse. Quelques mois après sa mort, un hommage lui est rendu sous la forme d’une exposition rassemblant plus de 45 illustrateurs souhaitant témoigner de leur admiration au maître. (on peut citer Quentin Blake, Beatrice Alemagna, Tomi Ungerer, Philippe Dumas, Claude Ponti)
Heureusement les livres subsistent, "les larmes de crocodile" est toujours édité, ainsi que les rhumes chez Delpire. Le "petit Brown" a été récemment traduit en français par les éditions Memo. "Les lettres des îles Baladar" avec Prévert est disponible chez Gallimard.
Je vous recommande d’écouter l’interview de Robert Delpire et Sarah Moon enregistrée en 2004 dans laquelle ils parlent de leur ami et du choc terrible qu’il a subi après l’incendie de son atelier.
Sarah Moon a aussi réalisé un film documentaire ;"André François l’artiste".