Radio Grandpapier

N°4 : Remy Charlip

Aujourd’hui, je vais vous parler de Remy Charlip, auteur ilustrateur américain, peu connu dans nos contrées francophones, mais dont le travail est peu à peu redécouvert grâce aux formidables éditions nantaises Memo.

En relisant les albums de Remy Charlip, je me suis dit que j’avais fait le bon choix, parce que son travail est proche à certains égards de celui de notre invité Ibn al rabin. Comme Ibn al Rabin, Remy Charlip envisage le livre comme un espace d’expérimentation sans limites. Il donne beaucoup d’importance à la composition des images sur la page. Il a toujours recherché la simplicité, il a toujours été vers une épuration des formes, vers un certain minimalisme. En cela il est aussi proche du travail de notre invité.

Mais qui est Remy Charlip ?


Né en 1929 à Brooklyn dans une famille d’immigrés russes, Remy Charlip se tourne assez vite vers les disciplines artistiques, puisqu’il étudie le desing textile dès le lycée. Il entre ensuite à l’école des Arts décoratifs Cooper Union toujours à New York. Une deuxième voie s’ouvre à lui et c’est à la prestigieuse académie Juilliard qu’il apprend à danser. A 20 ans, il danse dans "les Mariés de la tour eiffel" de Jean Cocteau et dans "the only jalousy of emer" du poète anglais Yeats sur une partition musicale de Lou Harrisson, figure majeure de la musique expérimentale , qui deviendra son compagnon de vie durant de longues années. C’est grâce au compositeur que Remy Charlip fera la connaissance de l’avant-garde des années 50. Il rencontre notamment Merce Cunningham, avec qui il fonde une compagnie de danse toujours active aujourd’hui. (pour ceux qui ne connaissent rien à la danse Merce Cunningham est considéré comme le chorégraphe ayant opéré la transition entre la danse moderne et la danse contemporaine, en équivalent bd, on peut dire Lewis Trondheim ?)

A la même époque, il commence à collaborer avec le Black Moutain College, sorte d’Université expérimentale pré-hippie et multidisciplinaire qui a fait émerger des artistes comme le musicien John Cage ou le peintre Robert Rauschenberg. Remy Charlip prend part à cette aventure artistique particulièrement riche dans l’histoire de l’art américain. Leur crédo est l’expérimentation, et la fusion totale entre l’art et la vie.
A cette même époque naît l’expérience du Living theatre en réaction aux théâtre formaté joué sur Broadway. Remy Charlip signe la première chorégraphie pour la troupe.

C’est à peu près à la même période qu’il commence à publier des livres pour enfants. Il en a publié une trentaine, certains sont devenus de vrais classiques aux Etats Unis.
Je ne vais évidemment pas pouvoir parler de tous ses livres, je vais donc me concentrer sur ceux qui ont été traduits en français

"Ou est qui ?" , est un assez mauvais titre en français, puisque le titre original est "Where is everybody".
Le livre est constitué d’une suite de plans fixes dont les éléments changent à chaque page, apparaissent à tour de rôle un oiseau, le soleil, des montagnes, une rivière, un poisson qui composent un grand paysage, qui occupe la double page. Mais les nuages s’amoncellent et la pluie tombe, tout et tous disparaissent, mais où sont-ils ? Un livre en forme d’énigme au graphisme plus que minimaliste qui s’adresse aux tout petits. De par son expérience de chorégraphe, Remy Charlip envisage le livre comme une scène de théâtre, au fil des pages, il dévoile ce qui était caché, il cache autre chose, il crée la surprise, organise l’entrée en scène de l’élément suivant.

"Déguisons-nous", raconte en très peu de mots, la fête improvisée d’enfants qui décident de se déguiser et recyclent des objets de leur quotidien pour se transformer. Cet album fait écho à la création, par l’auteur, des Paper bag Players, une compagnie de théâtre pour enfants, toujours active aujourd’hui, qui veut stimuler la créativité des enfants en imposant l’improvisation et l’introduction d’objets de la vie de tous les jours dans les spectacles.

"Heureusement", est son besteller, c’est un livre que tous les petits américains connaissent. Pour vous donner une idée du succès, depuis 2006, il s’en est vendu plus de 100 000 exemplaires.

On va de catastrophes en surprises, dans une suite de rebondissements des plus farfelus. C’est un livre qui fonctionne évidemment sur la répétition et l’alternance des pages colorées et des pages en noir et blanc. Le propos est simple, mais n’est pas sans évoquer le contexte politique et social des années 60 aux Etats-Unis. Le livre se veut la métaphore d’une époque en dents de scie, c’est à la fois l’élection de Kennedy qui redonne de l’espoir à une partie des américains, c’est aussi la guerre du Vietnam, les émeutes raciales, etc…
Paradoxalement, les années 60 représentent l’âge d’or de l’album jeunesse aux Etats- Unis, émergent à l’époque des auteurs comme Maurice Sendak, Tomi Ungerer, André François, Margaret Wise Brown (l’auteur de "Bonsoir lune", qui a aussi collaboré avec Remy Charlip), la plupart sont publiés chez Harper and Row, maison dirigée à l’époque par Ursula Nordstrom à qui la littérature jeunesse doit beaucoup. Le livre jeunesse devient un véritable espace de création, tout ou presque y est permis, et Remy Charlip fait partie de cette génération qui a profité de cette ère de liberté dans le livre pour enfants.

Remy Charlip est décédé le 14 août 2012 à l’âge de 83 ans, il n’a jamais cessé de créer que ce soit des livres pour enfants ou des chorégraphies. Il y a pour lui un lien fondamental entre la chorégraphie et le livre d’images. Deux formes de création qui comme la bande dessinée ou le théâtre ont en commun la capacité d’être transformées, mises ne boucle, coupées et réorganisés. Ces deux mondes étaient intrinsèquement reliés pour lui. Il aimait dire qu’il chorégraphiait en images. Son projet "Reading dance" en est le résultat concret : une série de dessins représentant un personnage sans visage lisant un livre dans un fauteuil dans différentes positions. Le lecteur devient danseur, la lecture est elle-même chorégraphiée. Il en tire une performance qu’il réalisera à Paris avec certains de ses amis danseurs, on y voit un vieux bonhomme un livre la main, exécutant d’étranges figures dans un fauteuil. Il dessinait aussi des chorégraphies qu’il envoyait à des compagnies de danse à l’étranger, ils les appelaient les "Airmail dances".

Grâce à l’action de passionnés comme Elisabeth Lortic des éditions des Trois Ourses, ou Christine Moreau de Memo son travail a été redécouvert en France, et certains de ses livres ont été traduits pour la toute première fois.
En 2004, il confie à l’illustrateur Erik Dekker son dernier projet de livre qui s’intitule "Rien" où il se moque de la vacuité de la publicité télévisée. Un dernier livre donc, plein de fantaisie, mais qui fait le constat d’une société qui a changé, bien différente de celle dans laquelle Remy Charlip a évolué. Une vie guidée par l’envie de créer en toute liberté !!!!

Livres disponibles en français
 Un chanson pour l’oiseau, chez Didier Jeunesse
 Mon chat personnel et privé spécialement réservé à mon usage particulier, avec Sandol Stoddard chez Mémo
 Heureusement, chez Mémo
 Déguisons-nous !, chez Mémo
 Où est qui ?, chez Mémo
 Rien, chez Mémo
 On dirait qu’il neige, chez Les Trois Ourses
 Maman ! Maman ! J’ai mal au ventre !, chez Circonflexe

Pour entendre Remy Charlip et le voir danser, c’est ici