Radio Grandpapier

N°6 : Dominique Darbois

C’est tout récemment que j’ai découvert, ou plutôt redécouvert le travail de Dominique Darbois. C’est à la librairie, en traitant la demande d’une prof d’illustration de Saint-Luc que je me suis penchée sur cet auteur. Elle préparait un cours sur l’album documentaire et souhaitait montrer à ses élèves le travail de la photographe, et plus précisément la collection de enfants du monde. Après une recherche bibliographique, je lui répond à regret que plus aucun livre n’est disponible. Mais le soir en rentrant chez moi, j’ai cette illumination qui me pousse vers ma bibliothèque. J’en sors "Noriko", que j’avais déniché il y a plusieurs années chez un bouquiniste. J’avais complètement oublié l’existence de ce livre que j’avais acheté sans avoir conscience qu’il faisait partie d’une incroyable collection. Cette collection d’albums documentaires réalisés par la photographe Dominique Darbois et publiée par Nathan dans les années 50-70 a connu un immense succès auprès des enfants. Je remercie donc Gwénola Carrère de m’avoir mis sur la trace de Noriko et des autres.


Dominique Darbois est née Dominique Stern en 1925 à Paris d’une mère écrivain et d’un père homme d’affaires. Sa famille est d’origine juive mais ne s’est jamais encombré de pratiquer aucune religion. Mais à l’approche de la guerre, cette religion va leur être rappelée violemment, et Dominique alors adolescente se voit obligée de porter l’étoile jaune. Sa famille tente alors de passer la ligne de démarcation avec de faux papiers, mais ils finissent par être arrêtés et se retrouvent internés au camp de Drancy. On est en 1942, Dominique a 17 ans. Engagée dans la résistance dès le début de la guerre, elle reste active depuis le camp, et continue à faire passer des informations vers l’extérieur. Sa famille et elle échappent par miracle à la déportation. A la fermeture du camp, Dominique rejoint Paris et se bat mitraillette au poing auprès des forces françaises libres. La guerre est finie, et Dominique se sent désemparée, comme beaucoup de survivants des camps, elle se sent coupable d’avoir survécu et peine à reprendre une vie normale. Elle décide de s’engager dans l’armée et part pour l’Indochine. Elle a alors 19 ans. Mais pour entrer dans l’armée, il lui faut de faux papiers, rien de plus facile pour une ancienne résistante. Mais qui dit nouvelle identité, dit nouveau nom. Elle se rebaptise Dominique Darbois après une soirée arrosée par un vin du même nom. Sa mission en Indochine lui donne le goût de l’ailleurs. Dès qu’elle peut, elle explore les environs et se paie un aller-retour à Angkor pas très réglementaire puisqu’ avec deux compagnons de caserne ils empruntent un avion militaire pour rejoindre les temples. Elle échappe de peu au conseil de guerre.

Rentrée en France, elle devient, grâce aux relations de sa mère, l’assistante du photographe Pierre Jahan, proche de Cartier-Bresson. Elle apprend son métier auprès de lui pendant 2 ans, avant de se lancer en solo. En 1950, elle publie son premier livre sur des textes de Jean Cocteau, "Gide vivant", sorte de reportage photo du quotidien de l’écrivain.
Mais elle a la bougeotte, et s’embarque pour une expédition d’un an en Guyane, dans le massif des Tumuc-Humac, territoire en partie inexploré de la forêt amazonienne. Le prétexte du voyage est la réalisation d’un film documentaire. Pour Dominique Darbois, c’est surtout une occasion de découvrir le monde.
Après s’être égarés le long du fleuve Maroni, ils rejoignent une tribu d’indiens wayanas. Ils partagent la vie des indiens pendant plusieurs semaines, se mêlant discrètement à leur quotidien. Dominique photographie les indiens avec passion. Mais celui qu’elle photographie le plus, est un petit garçon de 6 ans, Parana, qui deviendra le héros du premier titre de la collection des enfants du monde. Le livre paraît en 1952 aux éditions Nathan, qui encouragent Dominique Darbois à en produire d’autres. Les voyages s’enchaînent, elle parcourt le monde son rolleiflex à la main. Elle y croise d’autres enfants, Agossou le petit africain, Noriko, la petite japonaise, Achouna le petit eskimau.

Publier des livres pour enfants ne l’a pas fait oublier ses préoccupations politiques. Au début des années 60, elle s’engage dans la résistance algérienne. De ses années-là, restera un livre interdit en France et publié en Italie "Les Algériens en guerre", un reportage sur la vie des maquis et des camps d’entraînement des soldats du FLN. Elle réalisent de nombreux reportages photos aux quatre coins du monde. Elle passe du temps en Afghanistan où en 1966 elle photographie les chefs-d’oeuvre du musée de Kaboul. Elle ignore encore que ces photos seront un jour la seule trace de leur existence.

Après avoir photographié les enfants, elle s’intéressent à leurs mères, et commencent un travail photographique sur la condition de la femme à travers le monde.

Mais c’est surtout sa collection de livres documentaires sur la enfants du monde qui la rend célèbre. Ses livres s’adressent directement aux enfants. A une époque où la télévision n’a pas la place qu’elle occupe aujourd’hui, ses albums ont une valeur de document et d’information. Ils montrent aux enfants d’ici comment vivent d’autres enfants dans le monde. Il ne s’agit pas de photos volées ou d’images prises sur le vif. Tout est préparé et orchestré par la photographe, il y a un côté mise en scène qu’on retrouve dans le travail du réalisateur Robert Flaherty, pionnier du film documentaire qui en 1925 réalise "Nanouk l’esquimau".
La mise en scène est au service de la réalité et de la vérité. Elle donne un cadre narratif qui permet de raconter le quotidien de tous ses enfants. Mais on n’a pas ce côté artificiel qu’on ressent souvent lorsqu’on nous donne à voir une reconstitution. Les photos de Dominique Darbois sont toujours touchantes, elle ne paraissent jamais fake.
Ca tient probablement à sa manière de travailler. Elle travaille très lentement. Elle crée d’abord des liens humains. Elle vit auprès des familles et attend le bon moment pour commencer à prendre des photos. Elle attend aussi la bonne lumière, la bonne expression. Chaque photo compte, ce n’est pas comme aujourd’hui, où l’on peut déclencher, choisir, effacer recommencer. La technologie de l’époque ne le permettait pas, la pélicule coûtait cher, il ne fallait pas la gaspiller surtout lorsque l’on se trouvait au bout du monde.

La collection des enfants du monde a connu un immense succès depuis Parana paru en 1952 jusqu’à Yanis, le petit grec paru en 1978. Un succès que certains trouveront étonnant tant les livres de photographie n’ont pas la cote dans le monde du livre jeunesse, profondément attaché à l’illustration. La photographie apparaissant pour certains comme trop difficile à décoder ou pire comme un frein à l’imagination. Mais ne peut-on pas faire confiance à l’enfant dans son acquisition d’un autre langage plastique ? Les enfants l’ont prouvé en plébiscitant cette série, traduite dans plusieurs langues.

Le succès de cette collection tient aussi à sa confection, et à la modernité de sa mise en page. Et c’est là le travail d’un seul homme. Les albums étaient signés de la main de Dominique Darbois, mais le choix des photos et la maquette était réalisée par le graphiste Pierre Pothier. Son nom est absent de la couverture, mais chose rare pour un graphiste, il est présent sur la page de titre. C’est lui, qui grâce à différents procédés, donnera une unité graphique à la collection.
Il y a d’abord les couvertures, sur lesquelles on retrouve la photo du héros détourée sur un fond de couleur, associée à une typographie qui varie en fonction du pays, mais qui garde toujours le même style. On dirait une typo en papiers découpés.
A l’intérieur, les photos sont remontées, découpées, détourées et réassemblées pour créer un espace-temps propre au livre. En plus du souci esthétique, cette reconstruction de l’image sert le propos universel du livre, plutôt que la singularité du contexte. En plus des photos, Pierre Pothier ajoute des aplats colorés. Chaque album se voyant attribuer deux tons directs en plus du noir. Ses couleurs sont utilisées pour ajouter ici et là des éléments graphiques décoratifs ( des fleurs ou des oiseaux chez Noriko, une étoile de neige chez Aslak), ou pour compléter des scènes (les poissons dans le filet de Kai Ming, le petit chinois). Mais les couleurs apparaissent aussi sous forme de découpes ou d’aplats plus abstraits qui rappellent un peu les collages de Matisse.

Ce traitement graphique donne un côté vivant à ses livres qui deviennent plus que de simples documentaires photographiques.
C’est aussi ce qui fait le charme tout particulier de cette collection malheureusement disparue aujourd’hui.
On peut retrouver la majorité des photos de la collection dans le livre "Terres d’enfants" publié par les éditions Xavier Barral en 2004. Mais les photos y sont reproduites brutes, sans l’incroyable travail de mise en page de Pierre Pothier. Les photos sont néanmoins magnifiques et montrent le travail profondément humaniste de Dominique Darbois.