Radio Grandpapier

N°7 : Tove Jansson

Au moment où j’ai rejoint l’émission il y a un peu plus d’un an, j’ai su que je parlerais de Tove Jansson dans l’imagier des gens, il me fallait juste trouver le bon moment. J’ai découvert cet auteur il y a quelques années et j’ai ressenti quelque chose de très spécial, j’ai su dès cet instant que les Moomin n’allaient plus me quitter. J’ai depuis découvert l’ampleur de l’œuvre de l’auteure finlandaise et l’air de rien je me suis mise à collectionner livres et objets de l’univers des Moomin, comme si ce petit troll blanc aux formes généreuses, était devenu une sorte de talisman.
Ce qui m’a décidé à vous en parler c’est le très beau documentaire que la BBC lui a consacré et qui m’a terriblement émue, car derrière l’image de Moomin se cache une femme exceptionnelle.

Tove Jansson est née en 1914 à Helsinki, dans une famille d’artistes d’expression suédoise. Son père est alors sculpteur, mais sa maigre paye ne suffit pas à nourrir sa famille, la mère de Tove doit aussi travailler. Elle réalise des illustrations pour des magazines, mais se spécialise surtout dans les dessins de timbres-poste. Son trait fin et délicat, empreint de hachures s’accorde parfaitement à ce tout petit support.

Tove est l’aînée, elle a deux jeunes frères qui eux aussi suivront une voie artistique. Tove développe très jeune une passion pour le dessin. A 14 ans à peine, alors qu’elle n’a même pas fini sa scolarité, elle commence à travailler pour le quotidien satirique Garm, dans lequel sa mère publie elle aussi des illustrations. Les dessins de la mère et la fille s’y côtoieront pendant plus de 20 ans.
C’est dans Garm qu’apparaitra pour la première fois le personnage du petit troll Moomin, alors affublé du nom de Snork. Après une première apparition discrète, il finit par accompagner Tove dans chacune de ses illustrations, puisqu’elle en fait une sorte de signature. Il n’a pas encore sa forme définitive, il a un nez plus allongé, il a plus l’allure d’un diablotin que celle du petit troll bonhomme qu’il aura plus tard.
Mais Tove a d’autres ambitions que l’illustration, elle veut devenir peintre. Elle entre à l’académie des beaux-arts d’Helsinki, mais elle se heurte à un enseignement conservateur et terriblement machiste. Elle quitte l’académie et prend un professeur particulier, un jeune peintre qu’elle considère comme son mentor.
Mais, l’embellie est de courte durée, la guerre est aux portes de la Finlande, en 1939, elle est envahie par la Russie. Acculée, la Finlande choisit de coopérer avec le troisième Reich. Tove souffre profondément du tragique destin de son pays, d’autant que son frère Per Olov est mobilisé comme soldat. Mais son souffle créateur ne faiblit pas, et elle publie de nombreuses illustrations pour Garm, elle y déverse sa colère à la fois sur les russes et les allemands. Elle caricature tantôt Hitler, tantôt Staline avec une férocité et une intelligence inouïe.

C’est à cette époque qu’elle se lie d’amitié avec Eva Kornikova. Eva est juive et elle fuit aux Etats-Unis. S’amorce entre les deux jeunes femmes une correspondance qui durera le temps de la guerre, Tove lui envoie des lettres illustrées. Elle confie à Eva son souhait d’être une artiste accomplie. Mais elle sait aussi que dans la société masculine de l’époque, elle va devoir choisir, vie de famille et pratique artistique semblent alors inconciliables. Elle sait à ce moment-là qu’elle n’aura pas de famille à elle, elle va donc s’en inventer une, ce sera la famille Moomin !!

Son premier roman « Moomin et la grande inondation » paraît en 1945. Contrairement à ce que beaucoup de gens imaginent, c’est bien dans les romans et non dans les bandes dessinées que les personnages de l’univers des Moomin ont été créés.
La famille Moomin vit quelque part en Finlande, ils habitent au bord de la mer, dans une jolie vallée. Papa Moomin est un aventurier, il ne manque jamais d’idées, souvent il veut écrire des romans, et il n’hésite pas à voyager avec sa famille sous le bras pour trouver l’inspiration. Maman Moomin est une parfaite ménagère, elle ne quitte jamais son sac à main, elle a une passion pour les roses, qu’elle est capable de faire pousser dans les endroits les plus hostiles. Moomin est leur fils, très attaché à sa mère, il est extrêmement sensible, curieux par nature, il a néanmoins peur de l’inconnu. Autour d’eux, évolue une flopée de personnages, on peut citer Snufkin, troubadour philosophe, la petite Mu, au caractère détestable, et bien d’autres encore.

Ce premier roman ainsi que le suivant « Moomin et la comète » sont écrits dans l’ombre de la guerre. La comète qui effraie tant les Moomin est un symbole des bombes qui terrorisent la population finlandaise.
Après la guerre, elle quitte le foyer familial et s’installe dans un petit atelier en ville. Elle y reçoit de nombreux artistes, organise sans cesse des fêtes. Elle rencontre l’actrice Vivica Bandler, c’est le coup de foudre entre les deux femmes, la passion sera de courte durée mais sera très intense pour Tove. Elle doivent vivre leur amour en secret, car l’homosexualité est illégale en Finlande (elle le sera d’ailleurs jusqu’en 1971). Mais Tove trouvera un moyen d’évoquer leur relation à travers l’écriture de son troisième roman « Moomin le troll ». Deux nouveaux personnages apparaissent dans ce livre, Zotte et zézette (la traduction en français est étrange puisqu’en suédois ces deux personnages s’appellent Tofslan et Vivslan), deux petites créatures fort semblables, dont on ignore si elles sont filles ou garçons. Elles transportent avec elles un énorme rubis, symbole de la passion qui unit les deux femmes…
Ce roman aura un succès retentissant en Finlande et au-delà, puisque après sa publication en anglais en 1951, Tove est contactée par un agent , Charles Sutton, qui lui offre de créer une bande dessinée pour un quotidien anglais.

Tove n’avait jamais fait de bande dessinée. Ses romans comportaient bien sûr de nombreuses illustrations, mais elle n’avait pas d’expérience de dessins en séquences. Le défi était donc de taille, d’autant que Sutton lui proposait de créer une bande dessinée pour adultes avec les personnages des Moomin qui étaient jusqu’alors des héros pour enfants.
Une correspondance animée débute entre Tove et son agent anglais, elle lui envoie t des idées qu’il corrige aussitôt. Dans un premier temps, elle pensait garder le texte sous les images, comme ça se faisait dans les bandes dessinées de l’époque. Sutton s’y oppose, obligeant Tove à assimiler les codes de la bande dessinée moderne.

Finalement, après plusieurs années de travail, le lancement a lieu le 20 septembre 1954 dans l’evening news. La campagne publicitaire mise en œuvre plusieurs semaines à l’avance fut spectaculaire, des camionnettes à l’effigie du petit troll circulaient dans toute l’Angleterre.
Tove devait travailler à un rythme effréné, elle devait fournir 6 strips par semaine. Elle qui n’avait jamais fait de bande dessinée, a réussi à utiliser cette forme de manière originale et créative. La publication en strips imposait de longues bandes découpées en cases, mais elle n’aura de cesse de s’amuser avec les bords de cases, qui font partie prenante de l’image, puisqu’ils sont tours à tours objets, plantes, la queue de moomin elle-même, ils sont la continuation de son dessin.

Elle y explore ses thèmes favoris, et décline certaines des histoires de ses romans, mais avec un éclairage souvent plus philosophique. Elle arrive comme personne, à déchiffrer les comportements et les sentiments humains et les retranscrire avec simplicité, humour et grâce. La grâce est peut-être ce qui caractérise le plus son œuvre.
Mais ce travail est terriblement exigeant et prend de plus en plus de place, Tove n’a plus le temps de peindre, en effte elle n’a pas abandonné ses ambitions d’artiste… On peut le voir dans ses strips de l’époque, Moomin est de plus en plus gros, il occupe presque tout l’espace de la case. Tove commence à s’épuiser, et après 7 ans de bons et loyaux services elle arrête et confie la série à son jeune frère Lars, auteur de bd en devenir.
Mais elle n’en a pas fini avec l’univers des Moomin pour autant.
Cet hiver-là, elle fait la connaissance de Tuuliki Pietilä, elle aussi artiste, elles ne se quitteront plus. Tuuliki lui inspire son nouveau roman « Un hiver dans la vallée Moomin ». Elle y crée un nouveau personnage Tutikki, qui deviendra une âme sœur pour Moomin. Une fois de plus, sa vie et son œuvre sont inextricablement liés. Comme avec Vivica, elle ne prend même pas la peine de vraiment masquer le nom de sa compagne. Dans cette histoire, Moomin se réveille pendant son hibernation, c’est la première fois qu’il voit l’hiver, il découvre des choses qu’il n’a jamais vues et Tuttiki l’accompagne dans son exploration. Cet hiver-là Tove découvre l’amour auprès de Tuuliki…

Tove et sa compagne décident de quitter Helsinki, elles vont s’installer sur une toute petite île , non loin de l’endroit où Tove passait tous ses étés lorsqu’elle était enfant. Elles se construisent une petite maison en bois, et vivent en totale harmonie avec la nature sur ce petit bout de terre. Elles n’ont ni l’eau ni l’électricité mais ont le plus beau des paysages, la mer.
Elle y écrit le tout dernier roman des Moomin « Novembre dans la vallée des Moomin » (qui n’a jamais été traduit en français) , mais les Moomin en sont totalement absents. Ils ont quitté la vallée, tout le monde se presse chez eux à l’approche de l’hiver, mais où sont-ils, reviendront-ils, le roman s’achève sans répondre à cette question. Tove achève ce roman alors que sa mère vient de mourir. Ce dernier livre n’en sera que plus mélancolique.
Elle écrira encore des romans pour adultes cette fois, dont l’excellent « livre de l’été » qui met en scène sa propre mère.
En 1971, elle part faire un tour du monde avec Tuttiki, on peut voir des images de cette période dans le documentaire de la BBC, les deux femmes se sont filmées aux quatre coins du globe. La complicité qui les unit est tellement attendrissante.
La période Moomin est terminée pour Tove, mais ça ne l’empêche pas d’être sollicitée pour l’une ou l’autre exposition à travers le monde.
En 1992, elles quittent leur île, elles ont 70 ans, et elles commencent à avoir peur de cet océan déchaîné qu’elles ont tant aimé. Une fois parties, elles n’ont plus jamais voulu revenir.

Tove meurt d’un cancer en 2001, Tuttiki la suivra 7 ans plus tard.
Le succès des Moomin est toujours immense, la Finlande en a fait un monument littéraire à raison, et Tove Jansson a reçu de nombreux prix et récompenses de son vivant.
Le petit troll est connu à travers le monde, les japonais se le sont particulièrement appropriés, ils ont créé une série animée dans les années 80 et plusieurs parcs à thème. Moomin a fait l’objet de pièces de théâtre, de films d’animation, il apparaît sur des tonnes de produits dérivés
Les histoires de Moomin sont universelles, sincères, honnêtes et c’est sans doute ça qui explique leur immenses succès. Elles ont aussi ce côté intemporel qui leur a permis de traverser les années s’en prendre une ride.
Elles ont malgré tout été un peu négligées dans le monde francophone. Remercions donc les éditions du Lézard noir d’avoir réédité en français les bandes dessinées ainsi que les trois premiers romans des Moomin.
Cette année on fête le centenaire de la naissance de Tove Jansson, de nombreuses manifestations accompagneront cet anniversaire, il y aura notamment une exposition au prochain festival d’Angoulême.