N°12 : Ezra Jack Keats
J’ai découvert les livres d’Ezra Jack Keats grâce au travail de LoÏc Boyer, un graphiste passionné de littérature enfantine qui a créé une collection aux éditions Didier jeunesse « Cligne Cligne ». Cette collection a pour but de faire découvrir au public francophone des perles oubliées chinées aux quatre coins du monde. C’est comme ça que j’ai eu entre les mains « Un garçon sachant siffler », et j’ai eu envie de creuser.
Ce qui frappe dans les livres de Keats c’est que ses héros sont des enfants à la peau noire, et je peux dire par mon expérience de libraire, que les enfants de couleur sont quasi inexistants dans la littérature jeunesse du 20ème siècle, mis à part dans le rôle du bon sauvage, ou celui du petit africain crevant de faim. Je caricature un peu mais on n’en est pas loin. Combien de fois ne me suis-je pas sentie démunie face à des parents à la recherche d’albums dans lesquels seraient représentés des enfants noirs ou métisses… L’offre est quasi nulle… Et pourtant dans les années 60, l’américain Ezra Jack Keats a mené sa petite révolution. Son premier album solo « The snowy day » (jour de neige en français) est considéré comme le premier album jeunesse moderne avec comme héros un enfant afro-américain. Paru en 1962, au moment où le combat pour les droits civiques bat son plein, ce petit livre sans prétention est devenu une sorte de symbole du mutliculturalisme de la société américaine.
On est pourtant loin du manifeste, puisque « The snowy day » raconte l’histoire de Peter, un petit garçon qui découvre les joies de la neige pour la première fois. Il se réveille un matin et découvre la ville sous un blanc manteau de neige. Il enfile son anorak rouge et sort se balader, il fait alors la découverte des plaisirs et des jeux dans la neige avant de rentrer se mettre au chaud, une boule de neige dans la poche pour continuer à jouer le lendemain. Quelle n’est pas sa déception le matin suivant quand il voit que la boule a disparu, heureusement il neige toujours dehors et d’autres jeux s’annoncent… Le texte est la simplicité même et pas une seule fois il n’est question de la couleur de peau de Peter.
Ce qui a surpris le public de l’époque c’est que Keats lui-même n’était pas noir…
Ezra Jack Keats est né Jacob Ezra Katz le 11 mars 1916 à New York dans une famille d’immigrants juifs polonais. La famille vit dans les quartiers pauvres de Brooklyn et peine à survivre. Enfant, Jack est très créatif, il adore dessiner et crée des petits tableaux avec tout ce qu’il peut récupérer dans la rue, morceaux de bois, vieux vêtements et papiers froissés. Son père n’est pas du genre à l’encourager, mais de temps en temps il lui ramène des tubes de peintures que des artistes soi-disant crève-la-faim lui ont échangé contre un bol de soupe. A 17 ans, le jeune homme gagne un concours national de peinture organisé par les éditions Scholastic, avec un tableau représentant une bande de clochards se réchauffant autour d’un braséro. Son père décède peu après d’une crise cardiaque au beau milieu de la rue. La grande dépression sévit toujours et Jack est obligé d’enchaîner les petits boulots pour survivre. Il réalisera des peintures murales pour l’administration du New deal avant d’être engagé pour dessiner les décors des comics de Captain Marvel. Il passe son service militaire (de 1943 à 1945) à imaginer des motifs de camouflage pour l’US Air Force. Après la guerre, il décide de changer de nom et américanise Jacob Ezra Katz en Ezra Jack Keats, à cause de l’antisémitisme ambiant.
Il passe une année à Paris en 1949, poursuivant comme tant d’autres le rêve de devenir un grand peintre. Mais de retour à New York, il a besoin d’argent et il prend tous les boulots d’illustration qui se présentent. Il fait du travail de commande pour des présentoirs de cartes postales, il vend ses peintures dans les vitrines d’une librairie de la 5ème avenue à des prix dérisoires. Il commence à publier dans le Reader’s digest, Collier’s, et Playboy. Il réalise aussi de nombreuses couvertures de romans, et c’est comme ça qu’il fera la connaissance d’Elizabeth Riley, une éditrice de livres pour enfants. C’est dans une librairie New Yorkaise qu’elle repère une couverture de Keats, elle le contacte et lui propose d’abord d’illustrer un livre d’Elisabeth Hubbard Lansing, « Jubilant for sure », qui raconte les aventures d’un petit garçon dans le Kentucky. On est évidemment loin des décors New Yorkais qu’il prendra tant de plaisir à représenter dans ses livres futurs. De 1954 à 1962, Keats illustre de nombreux albums jeunesse avant de se lancer comme auteur-illustrateur avec « The snowy day ». Il reçoit avec ce livre la Caldecott medal en 1963, un prix prestigieux qui a par ailleurs récompensé « Max et les maximontsres » de Maurice Sendak ou « Sylvestre et le caillou magique » de William Steig.
Fort de ce premier succès, Keats reprend le personnage de Peter et publie « Whiste for Wilie » (« un garçon sachant siffler »)en 1964. Les déambulations d’un enfant à travers la ville qui s’essaie à siffler. Il écrira 7 livres avec le personnage de Peter, ce petit afro-américain dont l’univers s’élargit au fil des albums, on rencontre ses parents, sa petite soeur, ses amis, jusqu’à ses voisins dans le livre « Appartement 3 » qui met en scène un Peter presque ado. Le point commun de tous ses albums, outre les enfants afro-américains, est qu’ils se déroulent tous à New York et plus particulièrement dans les quartiers pauvres et délabrés de Brooklyn où Keats a grandi. La ville est plus qu’un décor pour Keats, elle en devient personnage. La rue est le terrain de jeux favori des enfants comme Peter. L’environnement urbain est représenté de manière plus ou moins réaliste, on reconnaît les toits des immeubles délabrés de Brooklyn, les water tank, les cordes à linge et les murs en brique recouverts de graffitis, mais Keats sublime ces décors et les rend extrêmement poétiques. Sa technique est mixte, il utilise le collage, il découpe dans des papiers de couleurs, dans des tissus, dans des journaux, qui’l recouvre parfois de gouache. Les personnages apparaissent comme des silhouettes sur des aplats de couleur, on ne voit que très peu de détails de leurs visages, et pourtant par leurs attitudes on devine leurs expressions.
Par leur côté novateur, les livres de Keats ont fait parler d’eux dans les années 60. A un moment où l’Amérique était traversée par le débat sur les droits civiques, la parution de ses livres n’est pas passée inaperçue. Keats a d’ailleurs essuyé de nombreuses critiques des leaders noirs américains, qui trouvaient qu’il n’avait pas été assez loin dans la représentation de la communauté noire et que finalement Peter aurait tout aussi pu être blanc.
(Série de photos ayant inspirées Keats pour son personnage de Peter)
Malgré tout, ses livres ont connu un immense succès, et Keats a reçu de nombreux témoignages de soutien de parents, d’enfants et d’enseignants à travers tout le pays. Il a notamment reçu une lettre d’un professeur qui disait que pour la première fois ses élèves utilisaient des crayons de couleur bruns pour se dessiner, alors que jusqu’alors ils s’étaient toujours dessinés roses.. Grâce aux livres de Keats, les enfants afro-américains, pouvaient s’identifier à leurs héros. Ils se reconnaissaient enfin !
Keats a toujours refusé d’être associé à un combat politique, il n’a jamais envisagé ses livres comme un manifeste. Son but était juste de faire des histoires universelles qui plairaient à tous les enfants, peu importe leurs origines.
Il a continué à publier des albums jeunesse jusqu’à sa mort en 1983. Keats ne s’est jamais marié et n’ a jamais eu d’enfants. Il avait décidé qu’après sa mort, tous les royalties de ses livres seraient reversés à une fondation qui aurait pour but de promouvoir la lecture dans les écoles et les bibliothèques publiques. Cette fondation existe toujours aujourd’hui.
Grâce au travail de défrichage de Loïc Boyer, on peut lire deux des albums de Keats en français aux éditions Didier jeunesse « Un garçon sachant siffler » et « La chaise de Peter ». « Jour de neige », aka « The snowy day » a été traduit dans les années 90 en français chez circonflexe. Il reste à ce jour un classique incontestable de la littérature jeunesse américaine…