Radio Grandpapier

N°13 : Vladimir Lebedev

Aujourd’hui je vais vous parler d’une sorte de parenthèse enchantée dans l’histoire du livre en Russie, et plus particulièrement de celui qui est considéré comme le père fondateur du constructivisme, Vladimir Lebedev. Cette période de quelques 15 années, de 1920 à 1935 va connaître un développement fulgurant dans le domaine du livre d’images. Après la révolution d’octobre, un vent nouveau souffle sur la Russie, le régime soviétique encourage les artistes à expérimenter de nouvelles formes d’expression (au début du moins) . Le livre se démocratise, il n’est plus réservé à la classe dominante, les auteurs, sous l’impulsion de la révolution s’adressent maintenant aux enfants du peuple, dans un langage simple, proche du réel. La longue tradition des contes de fées est reniée, les nouveaux auteurs se détournent du style décoratif et ornemental du début su siècle (on peut citer les contes russes illustrées par BIlibine), pour aller vers une géométrisation et une simplification des formes. Le rapport à l’enfant connaît aussi un changement majeur, au lieu de peupler son imaginaire d’êtres irréels, les nouveaux auteurs vont chercher à développer son autonomie, son emprise sur le monde, son penchant pour l’exploration. Tout ça dans la glorification des thèses soviétiques en place. Pendant quelques années le livre jeunesse deviendra un laboratoire pour les artistes d’avant-garde, avant que le vent ne tourne et que le pouvoir en place ne mette fin à cet âge d’or dans sa quête de contrôle absolu.

Au centre de ce laboratoire, se tenait un homme, Vladimir Lebedev (’1891-1967), véritable instigateur de cette révolution graphique. Affichiste, peintre, caricaturiste et boxeur professionnel, Vladimir Lebedev est un artiste aux multiples facettes.

Après avoir fréquenté les ateliers des peintres de Saint-Petersbourg dans les années 1910, il se tourne vers l’art de l’affiche au début de la révolution. Affichiste vedette de l’agence Rosta, il signera pas moins de 600 affiches en deux ans. Cette agence était connue pour ses affiches de propagande révolutionnaire, mais aussi pour ses messages d’hygiène, d’ordre public et de conseils en tous genres. Ces affiches, appelées fenêtres, car placardées sur les vitrines des magasins, devaient délivrer un message clair et simple, car elles s’adressaient à une population en partie illettrée. Elles n’étaient pas imprimées mais lithographiées, ce qui leur donnait une texture toute particulière.


« Notre rôle n’est pas de vous fournir un kilo de viande, le but de notre politique est de contraindre les ennemis du peuple à le servir aveuglément ! »

Lebedev commence sa carrière d’illustrateur jeunesse un peu après la révolution, il est d’abord publié chez Radouga (arc-en-ciel en russe), un éditeur privé, autorisé pendant les quelques années que durent la NEP (la nouvelle politique économique, mise en place par Lénine pour assurer la subsistance du pays après la guerre, et qui permet le commerce privé pour certains secteurs d’activité.) Il y rencontre Samuel Marchak, poète et dramaturge avec lequel il va collaborer pendant de longues années.
Le duo se voit confier la direction du département des livres pour enfants des éditions d’Etat (Guiz) ( en effet, la nep se délite à la mort de Lénine et il n’est plus question d’autoriser la coexistence de plusieurs éditeurs, seules les éditions d’Etat soumises à la censure peuvent publier). Lebedev en prend la direction artistique et rassemble autour de lui toute une génération de jeunes illustrateurs. L’émulation au sein de ce qu’on appellera plus tard « l’école de Leningrad », permettra l’émergence d’un nouveau genre.
Influencé par le cubisme, le suprématisme, l’art populaire du Loubok et son expérience en tant qu’affichiste, Lebedev révolutionne la conception du livre d’images. Le rapport texte-image est minutieusement étudié, le texte s’intègre à l’image, la typographie participe au graphisme. Lebedev prône une simplification et une géométrisation des formes, il introduit les couleurs pures sous formes d’aplats et donne au blanc de la page valeur de décor. La couleur est au centre de la démarche constructiviste, elle n’est plus décorative mais fonctionnelle. Lebedev en tant qu’illustrateur et éditeur envisage le livre comme un tout et porte une grande attention à la fabrication, au choix du papier et à l’allure du livre fini. En cela aussi, il est à l’avant-garde.

Lebedev et Marchak signeront ensemble une quarantaine d’albums illustrés, sur des thèmes divers et variés. Les textes poétiques et parfois absurdes de Marchak doivent beaucoup à la culture anglo-saxonne dont il était un fervent admirateur. Il s’inspire des Nursery Rhymes et admire les poètes du Nonsense tels qu’Edward Lear. Ses textes sont parfois hermétiques, souvent drôles, mais ne sont pas exempts d’une forme de propagande. L’enjeu d’une partie de la production était de montrer l’évolution sociale et technique de la société issue de la révolution.

Dans « hier et aujourd’hui », le message est clair, les images de Lebedev montrent le monde ancien et archaïque d’avant la révolution et le monde nouveau, la modernité et les techniques avancées mises en place grâce au nouveau pouvoir. Les outils du passé sont mis au placard, il oppose la plume et l’encrier à la machine à écrire, la lampe à pétrole à l’ampoule électrique, etc..

Dans le livre « La glace », un marchand de glace sillonne la ville, faisant le bonheur des enfants, arrive alors un gros monsieur trop gourmand qui, au fil des pages, et à force de manger des glaces se transforme en bonhomme de neige pour le plus grand plaisir des petits qui peuvent profiter de la neige en plein été !. Ce personnage est le stéréotype même du bourgeois , chapeau melon, canne, souliers à lorgnons et surtout portefeuille bien rempli. Sa gourmandise et son avidité finiront par le détruire. Ce gros monsieur, véritable caricature de la bourgeoisie déchue représente tous les travers du grand capital, ennemi de la révolution. Graphiquement, le motif du cercle est répété dans toutes les images, la boule de glace se décline dans les roues du charriot, mais surtout dans le personnage du bourgeois qui n’est qu’une accumulation de ronds.

Les espoirs sont grands, les auteurs et illustrateurs de l’école de Leningrad sentent qu’ils sont au centre d’une révolution plastique importante qui renouvelle les codes du livre d’images et qui le rend accessible au plus grand nombre. En 1926, à l’apogée de cet âge d’or El Lissistky, proche de Malevitch et du suprématisme et créateur de plusieurs livres pour enfants dit :
« Le livre est en passe de devenir la plus monumentale des œuvres d’art : il n’est plus un objet caressé par les seules mains délicates d’une poignée de bibliophiles. Au contraire, des centaines de milliers de miséreux s’en saisissent / ... / Qui plus est, dans notre pays, un véritable flot de livres illustrés pour enfants est venu gonfler cette marée d’hebdomadaires illustrés. Par le biais de la lecture, nos enfants sont déjà en passe d’acquérir un nouveau langage plastique. Ils grandissent avec un rapport différent au monde et à l’espace, à la forme et à la couleur ; ils créeront certainement un autre livre »


(extrait de Special Clothing de Boris Ermolenko

Mais cette période de relative insouciance s’achève au milieu des années 30. Dès 1934, le pouvoir politique met fin à toute tentative d’innovation. Le « réalisme socialiste » devient la seule expression artistique autorisée. Des auteurs proches de Marchak et Lebedev sont directement persécutés, les poètes Ossip Mandelstam et Danil Harms sont exilés. Dans ce contexte de fermeture idéologique, le travail de Lebedev est régulièrement attaqué. Les textes de Marchak continuent d’être réédités, mais sans les premières images de Lebedev. L’un de ses livres sera même pilonné juste après avoir été imprimé, interdit par la censure. Pour continuer à travailler, Lebedev est forcé d’adoucir son style. Dans les années 50, il reprend à l’aquarelle ses meilleurs titres, qu’il désavouera plus tard, tant ses illustrations sont devenues mièvres et sans intérêt. Son livre « Bagag » a connu plusieurs éditions successives, chacune perdant un peu de la force et de la radicalité des débuts.

C’est seulement après la mort de Staline que la Russie redécouvrira ce patrimoine inestimable et les nombreux albums de Marchak et Lebedev seront réédités.

Mais l’esthétique constructiviste a traversé les frontières de la Russie, car dès les années 30, les éditions du Père Castor font travailler des artistes russes élèves de l’Ecole de Léningrad exilés, comme Nathalie Parain, Elisabeth Ivanovsky ou Féodor Rojankovsky.

Cette courte période de créativité intense, même si elle a été réduite au silence en Russie, aura essaimé à travers l’Europe, et aura influencé plusieurs générations d’illustrateurs. Encore aujourd’hui, on reconnaît l’influence de Lebedev et de ses disciples dans le travail d’illustrateurs comme Blexbolex, Gwenola Carrère ou Simon Roussin.

Pour ceux que ça intéresse :

Lisez et surtout goûtez aux images magnifiquement reproduites d’ « Inside the rainbow » aux éditions Redstone. On peut y voir de nombreux albums entièrement reproduits et traduits.

Les éditions Memo dont je parle dans presque chaque rubrique, ont réédité quatre livres de Marchak et Lebedev dans un album intitulé « Quand la poésie jonglait avec l’image », un titre qui résume bien la démarche du duo d’auteurs.

Le livre Bagag a été réédité par Ouvroir humour dans une très belle édition sérigraphie. Il s’agit bien de la première édition, de 1926, la plus radicale, avant que Lebedev ne s’auto-censure.

Memo a aussi publié un livre d’Ed Lissitsky « Les deux carrés », sorte de manifeste du suprématisme sous forme de livre pour enfant.