Radio Grandpapier

N°14 : Maurice Sendak

Maurice Sendak fait figure de pape du livre pour enfants. Son oeuvre est immense et internationalement reconnue. En parler me semblait tout à fait naturel dans l’imagier des gens, mais je n’ai cessé de reporter cette chronique, ne sachant pas vraiment par quel bout prendre ce monstre sacré de la littérature jeunesse. Ses albums traduits en français ont récemment été remis à l’honneur par l’Ecole des loisirs et certains livres inédits en France vont très bientôt être publiés par les éditions Memo. Le timing paraissait donc parfait. Impossible de parler de tous ses livres ou même d’évoquer tous les aspects de son travail. Ce portrait n’est qu’un avant-goût qui je l’espère vous donnera envie de plonger dans les livres de cet auteur


Maurice Sendak est né à Brooklyn en 1928 de parents juifs immigrés de Pologne. Sa mère , Sadie est envoyée aux Etats-Unis alors qu’elle n’a que 16 ans, éloignée de son village natal par ses parents qui ne voyaient pas d’un bon oeil sa conduite de jeune fille un peu volage. Parmi les hommes du village succombant à son charme, il y avait le père de Maurice, Philip, fils de rabbin, qui amoureux transi traversa l’atlantique pour retrouver sa belle. Tous les membres de la famille de Sendak restés au pays sont morts pendant la guerre dans les camps de concentration nazis. Philip apprend la nouvelle de la disparition de tous ses proches lle jour de la bar mitsvah de son fils Maurice. Pour le jeune homme c’est une entrée douloureuse dans l’âge adulte. Enfant, Sendak a une santé fragile, qui l’oblige à passer beaucoup de temps à la maison. Il passe des heures à la fenêtre à dessiner les enfants de son quartier en train de jouer. Ces esquisses très chères à l’auteur sont véritablement le creuset de son oeuvre à venir et annoncent un talent pour l’observation hors du commun. C’est après avoir vu « Fantasia » en 1940 qu’il décide de devenir illustrateur. Il a alors douze ans. 7 ans plus tard, il illustre « Atomics for the millions », un manuel de sciences écrit par son professeur de physique de l’époque. Il est aussi engagé pour dessiner les arrières-plans de la bande dessinée Mutt and Jeff, un comic strip de Bud Fischer. Après le lycée, il commence à travailler dans le mythique magasin de jouets New Yorkais Schwartz, il est en charge d’agencer les vitrines. Le soir, il poursuit sa formation et étudie à la New York Art Student League.

En 1951, il met en images un texte de Marcel Aymé « The wonderful farm » dans l’anonymat le plus complet. Ses illustrations très inspirées de Gustave Doré passent d’ailleurs à la trappe dans l’édition anglaise du livre, l’éditeur choisit de remplacer les images de Sendak par celle d’un illustrateur plus en vogue.

Mais le succès arrive peu après. En 1952, Ursula Nordstrom lui propose d’illustrer le texte de Ruth Krauss « A hole is to dig ». C’est le début d’une grande amitié avec l’éditrice découvreuse de talents des éditions Harper and Row. Celle qui publiera aussi Shel Silverstein, Arnold Lobel, Tomi Ungerer, Margaret Wise brown a véritablement révolutionné le livre jeunesse aux Etats-Unis. En plus de faire émerger des auteurs prometteurs, elle a bousculé les codes du genre en mettant l’enfant au centre de la production, et en se débarrassant du côté moralisateur des livres si cher aux parents.
Le style développé par Sendak pour « A hole is to dig » doit beaucoup à son sens aigu de l’observation des enfants. A cette époque, il accompagnait régulièrement Ruth Krauss à la Bank Street school dans l’Upper west side. Cette école à pédagogie active avait créé une sorte de laboratoire pour écrivains. Les auteurs pouvaient y observer les enfants dans leur quotidien et leurs jeux. L’idée étant de ne pas couper les créateurs de la réalité des enfants pour qu’ils puissent écrire sur eux et pour eux avec le plus de justesse possible. L’enfance sera une source d’inspiration inépuisable pour Maurice Sendak. Toute sa production à venir le confirmera.

Pour Sendak les années 50 serviront d’apprentissage, il collabore avec de nombreux auteurs , et pour chaque livre il se réinvente, s’essayant à un autre style, souvent sous l’influence de l’un ou l’autre de ses maîtres, comme Chagall, Caldecott, Doré, André François, Wilhem Busch ou William Blake.

C’est en 1956 que Sendak publie son premier album solo, « Kenny’s window », la quête d’un petit garçon qui espère retrouver le jardin merveilleux qu’il a vu en rêve. Sendak a seulement 28 ans quand il écrit Kenny’s window, et pourtant ce texte est déjà très accompli . Cet album, sorte de fable mystique, pose la question de la place de l’humain dans le monde.

En 1957, il entame une collaboration avec Else Minarik sur la série des « Petit-ours ». Les aventures de l’ourson et de sa maman sont immédiatement adoptées par les petits américains. 5 albums paraissent sur 10 ans. La première édition française arrive en 1970.

C’est en 1963 avec la publication de « Where the wild things are » (Max et les maximonstres en français) que Sendak devient célèbre. Ce livre souffle un vent de révolution dans le monde du livre jeunesse tant graphiquement que culturellement.
A l’origine, le livre devait s’appeler « Where the wild horses are ». Le projet entamé en 1955 était une sorte de pastiche de l’oeuvre de Caldecott, illustrateur anglais du 19ème siècle qui a donné son nom à la prestigieuse récompense "Caldecott medal. Mais Sendak était incapable de bien dessiner les chevaux, son éditrice Ursula lui demanda alors ce qu’il savait bien dessiner, et il lui a répondu, « some things », et voilà comment le livre est né. L’histoire est celle de Max, un petit garçon turbulent au costume de loup, qui après avoir enchaîné les bêtises est envoyé dans sa chambre sans manger. Là, sa chambre se transforme petit à petit en forêt luxuriante, l’océan apparaît et voilà Max sur une barque prêt à aborder le pays des maximonstres. Résolu et intransigeant, Max s’impose et est fait roi des maximonstres, ces drôles de créatures qui malgré leur taille et leur aspect effrayant se plient aux règles de l’enfant. Mais donner des ordres ça creuse et Max décide de rentrer chez lui, il regagne sa chambre où l’attend un repas encore fumant. Ce livre a connu mille et une interprétations et n’a pas manqué de choquer les américains les plus conservateurs, ces derniers y voyant une fable immorale, sorte d’ éloge de la désobéissance. L’album a même été interdit dans certaines bibliothèques. Mais Sendak prenait les critiques avec humour en disant que « Max et les maximonstres n’a pas été créé pour plaire à tout le monde, seulement aux enfants ». Et effectivement, Sendak y rend un vibrant hommage à l’enfance et à son courage. Comme les adultes, les enfants sont vulnérables à la peur, à la colère, la haine et la frustration, toutes ces émotions qui font partie de leur quotidien. Pour les maîtriser, les enfants se tournent vers la fantaisie, ils se créent un monde imaginaire dans lequel les situations émotionnellement troublantes se trouvent résolues de façon satisfaisante. Sendak s’explique :« A travers l’imagination, Max se décharge de la colère qu’il éprouve contre sa mère et retourne au monde réel ensommeillé, affamé et en paix avec lui-même. C’est grâce au fantasme que les enfants atteignent la catharsis. Grâce au pouvoir de l’imagination l’enfant est capable de maîtriser les maximonstres qui ne sont rien d’autre que des démons intérieurs ». Pour Sendak l’enfant possède déjà en lui la capacité de résilience.

Les personnages du livre, ces monstres aux dents acérées et aux cornes pointues, sont inspirés de certains membres de la famille de Sendak, immigrants polonais de première génération, ne parlant pas un mot d’anglais qui venaient prendre le thé chez ses parents le dimanche. Sendak enfant observait leurs visages défigurés par la désespoir, la faim et le mal du pays. Il ironise d’ailleurs en disant que s’il était né dans une famille heureuse, il ne serait jamais devenu artiste.

En 1970, paraît « Cuisine de nuit ». Si « Max et les maximonstres » avait déjà été largement critiqué par certains bibliothécaires et enseignants, « Cuisine de nuit » fait carrément scandale. Pourquoi ? parce que le héros, le petit Mickey est nu pendant tout l’album, et si ce n’était que ça, mais il y a même des pages de nudité frontale. Une rumeur raconte que certaines bibliothèques avaient recouvert les parties intimes de Mickey avec un petit slip de papier collé au scotch dans le livre. L’histoire est celle d’un petit garçon, qui après avoir été réveillé par du bruit en pleine nuit, se met à flotter dans le ciel d’une étrange ville (débarrassé de son pyjama, on l’a dit), où immeubles et gratte-ciels sont remplacés par des boîtes de céréales et des bouteilles de lait. Il est question d’un gâteau cuisiné par trois pâtissiers bedonnants, d’un vol en avion de pâte à crêpes et d’un bain dans une bouteille de lait. Ce livre dont le découpage rappelle la bande dessinée est sans conteste un hommage au « Little nemo » de Windsor McKay dont Sendak avait admiré les originaux quelques années plus tôt. Comme dans « Max et les maximonstres », le rêve et la liberté que l’enfant peut y expérimenter est au centre du livre.

Troisième volet de ce que Sendak lui-même appelle sa trilogie (après « Max et les maximonstres » et « Cuisine de nuit "), « Quand papa était loin » paraît en 1981 et raconte l’histoire d’Ida qui doit garder sa petite soeur alors que son père est en mer. Mais alors qu’Ida a le dos tourné, le bébé est enlevé par des gobelins. L’histoire finit bien et Ida retrouve sa soeur au milieu des gobelins eux-mêmes transformés en bébés.

Si d’emblée ce livre semble être le plus étrange de la production de l’auteur, il n’en est pas moins le plus personnel. En effet, cette histoire est intrinsèquement liée aux peurs de l’enfant Maurice Sendak, plus particulièrement à sa peur de l’abandon et de la mort. Ce récit est la résurgence d’un fait divers qui a profondément marqué Sendak enfant, le kidnapping du bébé Lindbergh. Enlevé à à peine 20 mois, le fils du célèbre aviateur fut retrouvé mort deux mois plus tard. Dans « Quand papa était loin », Sendak sauve le bébé Lindbergh et tente d’exorciser le traumatisme que cette affaire avait produit sur lui enfant. Sendak parle de ce livre comme de l’expérience la plus pénible de sa vie de créateur, tant il a du puiser dans ses douloureux souvenirs d’enfance.

Graphiquement, le travail de Maurice Sendak est vraiment protéiforme. Si son trait est empreint de hachures dans « Max et les maximonstres », il s’épaissit dans « Cuisine de Nuit ", devient plus réaliste dans "Quand papa était loin" et prend presque autant de formes que Sendak a produit d’albums. Même si on reconnaît sa patte, on ne peut pas vraiment définir un style Sendak. Lui-même parle de son dessin comme d’un dessin pratique. « Mon dessin est éminemment pratique. J’ai la chance de maîtriser certaines techniques mais, grosso modo, je copie ce que je vois.. C’est un peu comme si j’avais un appareil polaroïd intérieur.. L’image me permet de concrétiser l’émotion inspirée par le texte : c’est cela la fonction de mes dessins ». Chez Sendak, les mots viennent toujours avant les images.

En 1972, Sendak quitte les tumultes de la vie new-Yorkaise pour s’installer au calme dans le Connecticut. Il y poursuit sa brillante carrière d’illustrateur. Il est sollicité par la publicité et réalise de nombreuses affiches. Le succès de Max et les maximonstres ne faiblissant pas, on lui propose une adaptation pour l’opéra. Sendak écrit lui-même le livret et conçoit les décors.

En 2009, Spike Jonze adapte le désormais classique de Sendak au cinéma. Les maximonstres prennent vie dans un long-métrage d’une grande maîtrise qui ne trahit pas l’esprit du livre mais au contraire célèbre avec force le vent de liberté qui soufflait déjà dans le livre.

En 2011, Sendak signe un nouvel album solo « Prosper Bobik », le premier depuis 30 ans. Quelques années plus tôt il a perdu son compagnon de 50 ans de vie commune, Eugene Glynn. Sendak n’a jamais avoué son homosexualité à ses parents. Alors qu’il est seul dans son énorme ferme du Connecticut, il crée en 2010 une résidence pour illustrateurs dans sa propre maison. Son idée était de soutenir la jeune création et plus particulièrement les artistes qui se servent du dessin pour raconter des histoires. Et donc chaque année depuis 2010, 4 créateurs ont eu la chance de passer un mois dans la propriété de Maurice Sendak et de profiter de ses précieux conseils. L’auteur de bande dessinée Aaron Renier dont on a chroniqué une bd ici,fut l’un de ceux-là, il raconte avec passion cette expérience inoubliable. Il raconte comment le jour de son arrivée alors qu’il explorait la maison, il s’exstasiait devant chaque mur, découvrant des originaux de Béatrix Potter, Jean de Brunhoff, Disney, et même Windsor MckAY.

Maurice Sendak s’est éteint en mai 2012 à l’âge de 83 ans. Son dernier livre "My brother’s book", émouvante déclaration d’amour à son frère disparu, est paru à titre posthume en 2013.