N°3 : Electricomics, Alan Moore, "Level" & "Le Portail"
Dans cette troisième capsule de la rubrique "Ma vie en /", je vous parlerai de l’actualité la plus importante -à mes yeux du moins- de ce dernier mois ; Alan Moore est de retour avec un ambitieux projet de développement de bandes dessinées numériques ! J’évoquerai également le récit transmédia "Level" de Victor Hussenot et le webcomic "Le Portail" de Thomas Mathieu et Martin Wautié.
Bien qu’il n’ait jamais vraiment entièrement abandonné le Neuvième Art depuis qu’il se proclama magicien, poursuivant par exemple l’écriture de plusieurs récits dans l’univers de la Ligue des Gentlemen Extraordinaires chez Top Shelf, Alan Moore s’était néanmoins fait relativement discret. Encensé pour son V pour Vendetta, ses Watchmen et son From Hell, coupé dans son élan alors qu’il revenait à une écriture inspirée et moins pompeuse sur les titres de son label America’s Best Comics, voilà qu’il se lance à 60 ans dans l’expérimentation sur support numérique ! L’idée lui vint il y a trois ans alors qu’il travaillait sur un projet de film et de série télévisée avec Mitch Jenkins. Imaginant pour une scène des enfants lisant des comics sur des rouleaux flexibles et transparents nommés Spindles, il décida de baptiser ces bandes dessinées numériques du nom d’Electricomics.
Un an plus tard, le concept refit surface et, avec l’aide d’une petite équipe d’enthousiastes, Electricomics devint un projet soumis au Digital Research & Development fund for the Arts. L’ambition est à la fois simple et audacieuse ; « produire de nouveaux comics pour l’ère digitale et parvenir à développer de nouvelles techniques narratives, à créer et utiliser de nouveaux outils pour le médium, outils qui devront être mis gratuitement et librement à la disposition de tous ». Associée à deux chercheurs universitaires et à un développeur d’applications informatiques, l’équipe d’Electricomics étudia dans un premier temps les divers outils déjà existants en bande dessinée numérique. La seconde étape consista à imaginer de nouvelles techniques avec un groupe d’auteurs invités lors de réunions de réflexions où il leur fut proposer de produire quatre récits qui seront mis en ligne, avec l’application, dans un an.
Le webcomic de 32 pages reprendra ainsi le récit Big Nemo signé par Alan Moore et Colleen Doran qui revisitera le célèbre personnage de Winsor McCay dans les années 1930, le récit d’horreur Cabaret Amygdala signé par Peter Hogan et Paul Davidson, le récit Red Horse signé par Garth Ennis et Peter Snejbjerg et consacré à la Première Guerre mondiale et enfin le récit de science-fiction Sway signé par Nicolas Scott et Leah Moore, fille d’Alan et responsable éditoriale de l’ensemble du webcomic. A cet alléchant programme, où l’inventivité d’un McCay serait repensée numériquement par Alan Moore, il faut également ajouter les noms de Jose Villabura, excellent coloriste de la série Promethea, de Simon Bowland au lettrage et du prodigieux Todd Klein pour la conception des logos ! Mené en toute indépendance par Alan Moore et Mitch Jenkins sous leur label Orphans of the Storm grâce au financement d’un organisme anglais soutenant les collaborations entre projets artistiques, développeurs informatiques et chercheurs, le projet Electricomics semble des plus prometteurs d’autant qu’il fournira, au final, une « boîte à outils » entièrement libre d’utilisation.
Je signalerai aussi, puisqu’il est question d’Alan Moore et d’internet, que des photocopies de planches du Big Numbers #3 ont fait miraculeusement surface sur la toile. Œuvre ambitieuse et malheureusement inachevée d’Alan Moore et Bill Sinkiewicz sur l’impact de la construction d’un grand centre commercial dans la ville de Northampton, Big Numbers n’avait vu paraître que deux des douze fascicules dont il devait être composé. Al Columbia, l’assistant de Sinkiewicz, dessina cependant le troisième numéro avant d’abandonner à son tour. Une amie d’Alan Moore fit circuler autour d’elle quelques photocopies de ces planches qui viennent d’être rendues publiques près de 25 ans après leur création.
Une autre célèbre planche (d’Alan Moore et Brian Bolland) a également été dévoilée récemment dans sa version non-censurée via un tweet. Il s’agit de la scène du Batman : the Killing Joke dans laquelle le Joker présente au commissaire Gordon les polaroids des sévices qu’il fit subir à sa fille Barbara. On découvre ainsi que la scène comportait à l’origine une connotation plus sexuelle et que l’éditeur DC Comics avait préféré cacher ces « seins que l’Amérique ne saurait voir »…
Mais en voilà assez de parler d’Alan Moore au passé et au futur et évoquons plutôt ce qui se fait sur la toile au présent.
Sur la période du mois de mai, Victor Hussenot nous a gratifiés d’un passionnant récit transmédia expérimental qui débuta sur le site de publication en ligne Grandpapier. Le jeune auteur français, dont des travaux comme Les Gris Colorés ou les « narrations dans l’espace » furent déjà évoqués dans l’émission, débute donc son récit LEVEL par un premier « niveau » de 120 pages, tout en pixels et évoquant l’esthétique des premiers jeux de console. S’affrontant sur Street Fighter, ses personnages seront bientôt menés à défier des êtres évoluant dans un monde visiblement parallèle de l’autre côté de la « machine ». A la fin de ces planches publiées sur Grandpapier, le lecteur est invité à passer à un « second niveau » dont le support sera celui de Blogger puis à un « troisième niveau » qui sera décliné sur Tumblr. Je ne dévoilerai pas ici le « niveau final » qui est également un support différent des précédents et qui conclut, ou plutôt poursuit, cette expérience narrative qui a su tirer parti, avec humour et intelligence, des spécificités techniques des différents supports numériques ainsi visités.
Signalons également la participation récente et remarquée de Victor Hussenot au collectif Polychromie édité par les éditions Polystyrène au mois de janvier !
Je terminerai en vous conseillant également de découvrir le webcomic baptisé Le Portail de Thomas Mathieu et Martin Wautié publié dans le quinzième numéro de la revue numérique Professeur Cyclope. Ce récit anxiogène en turbomédia a la particularité de bénéficier d’une composante sonore qui en rend l’atmosphère encore plus oppressante. La musique de Martin Wautié et quelques effets sonores accompagnent à merveille ce huis clos mettant en scène un couple dont la demeure sera visitée de nuit et à plusieurs reprises par des vandales. Thomas Mathieu, auteur des Dragues-Misères, de Bimbos versus Chatons Tueurs ou encore du webcomic Projet Crocodiles, fait progressivement monter la tension et la relâche soudain pour nous mener à un final abrupt. Le Portail est un exemple très réussi de l’immense potentiel de la bande dessinée numérique !