N°10 : La Bande Dessinée comme "langage de symptômes" du traumatisme psychique (2/3)
Poursuivant l’exploration de la Bande Dessinée comme "langage de symptômes" du traumatisme, je reviens sur le principe de "fragmentation" de l’appareil psychique proposé en 1930 par le psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi en lien avec la "segmentation" de l’art séquentiel.
Dans la capsule du mois passé (ici), j’évoquais l’irruption de l’Image traumatique dans l’appareil psychique au moment de l’Effroi et sa retranscription visuelle dans deux planches du roman graphique Batman : Arkham Asylum de Grant Morrison et Dave McKean. Cette Image traumatique, entrée non-filtrée dans la psyché, ne peut être assimilée par notre esprit car aucune image, aucun son, aucun mot, aucune idée ne peuvent être associés au néant auquel il a été confronté. Si chez l’adulte, la psyché est marquée par la crainte de son annihilation totale lors d’un événement traumatogène, chez l’enfant, elle sera affectée par le sentiment de vulnérabilité totale face à une agression violente, sexuelle ou non. L’enfant comme l’adulte souffriront dès lors de leur incapacité à mettre des mots sur l’inexprimable. Comme dans ma capsule sur Tintin au Tibet (ici), je citerai le psychiatre François Lebigot (Traiter les traumatismes psychiques, Dunod, 2005) : « Le sujet se vit comme ayant été abandonné par le langage, c’est-à-dire par ce qui fait l’être de l’homme. Il traduit cette expérience indicible comme un abandon par l’ensemble des humains, mêlé d’un sentiment de honte devant sa déshumanisation. Dans le récit que le sujet fait de l’événement, il se désigne souvent lui-même comme un animal : “J’ai été réduit à l’état de bête″ » (fin de citation). L’utilisation fréquente du visage animalier dans des bandes dessinées liées au trauma se couvre donc d’un sens particulier. Du Maus d’Art Spiegelman au Attends... de Jason en passant par le Peau de Lapin de Gauthier ou les Bonne Nuit Punpun d’Inio Asano, la figure « thérianthrope composite », définie dans les arts pariétaux comme un corps humain associé généralement à une tête animale, pourrait se lire comme la représentation visuelle de ce mutisme. Dans son récit Barnyard Animals publié en 2002 dans le collectif Happy Endings chez Dark Horse, Craig Thompson se représente avec une tête de chouette, nu face au lecteur, cachant son phallus de ses deux mains. L’abus sexuel, évoqué dans Barnyard Animals mais également dans Blankets, crée une hybridation de la victime ; rendue muette comme l’animal par un silence généralement imposé, elle conserve ce corps humain avili, rendue consciente de sa nudité, autre « propre » de l’homme. Dans Autobiographical Comics ; Life Writing in Pictures (University Press of Mississippi, 2003), Elisabeth El Refaie suggère d’ailleurs qu’il y a une tentative de ré-apprivoisement du corps aliéné par sa représentation répétée, case après case.
Ce rapport au corps peut être observé dans les deux planches du Arkham Asylum qui nous occupent ; Batman apparaissant dans la première case sous la forme d’une silhouette de chiroptère et récupérant progressivement ses contours humains jusqu’à la dernière case. Là, s’infligeant une automutilation à connotation autopunitive mais rappelant également son esprit pris dans l’Effroi à son corps saisi par la douleur, Batman tente de redevenir humain. Quelques pages plus loin, à côté de la représentation du Christ en Ecce Homo, il dira « I’m just a man ». Parallèlement, les cases évoquant l’événement traumatogène nous font voir l’animalisation du jeune Bruce Wayne. La référence au film Bambi, évoquant dans les œuvres destinées à la jeunesse l’utilisation de l’animal comme double de l’enfant mais dont la nature « non-humaine » permettrait une cruauté plus acceptable, lie trauma, enfance et animalité. La référence au film Zorro, « Le Renard » en espagnol, évoque animalité et double identité. L’Image traumatique, celle du collier de perle tendu au moment où le tueur va faire feu et reprise directement du Dark Knight Returns de Frank Miller, fera naître le sentiment d’être « abandonné par le langage », « par l’ensemble des humains » pour mener au mutisme animal et à la figure de la chauve-souris.
La case contenant l’Image traumatique est située entre deux cases présentant pour l’une Batman saisissant un morceau de verre, pour l’autre Batman l’introduisant dans son avant-bras dans un mouvement d’automutilation. Cette entrée par « effraction » du morceau de verre, en tant que trauma physique, nous renvoie au trauma psychique que la séquence encadre. Le morceau de verre provient d’une surface réfléchissante qu’il brisa quelques cases plus tôt. Cette fragmentation de sa propre image pourrait nous évoquer le principe de fragmentation proposé en 1930 par le psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi dans Le Traumatisme (Payot, 2006). La fragmentation de l’appareil psychique au moment du choc traumatique serait une forme de défense avantageuse (je cite) : « a) par la création de surfaces plus grandes contre le monde environnant [...] ; b) sous l’angle psychologique : l’abandon de la concentration, de la perception unifiée fait au moins disparaître la souffrance simultanée d’un déplaisir à faces multiples. Chaque fragment souffre pour lui-même : l’unification insupportable de toutes les qualités et quantités de souffrance est éliminée ; c) [...] la cessation de l’interrelation des fragments de douleur permet à chacun des fragments une plus grande adaptabilité » (fin de citation, pages 56 et 57). La bande dessinée, comme art de la segmentation, pourrait se faire la métaphore parfaite de la fragmentation de la psyché. Elle propose cependant aussi de parcourir le trajet inverse ; celui d’unifier ces fragments, ces cases, en une séquence, et ces séquences en un récit. L’idée d’une utilisation de la bande dessinée comme outil thérapeutique visant à une unification, à une interrelation des fragments de l’appareil psychique devrait être ici étudiée avec intérêt. Notons aussi que dans Arkham Asylum, la fragmentation du récit et celle de la surface réfléchissante sont accompagnées d’une fragmentation de la parole, le « I’m leaving you right here » de Martha Wayne étant répété et décomposé jusqu’aux « right » et « here » finaux qui lient temps du récit et temps de l’Effroi et nous rappellent cette citation présentée le mois passé : « Je suis physiquement avec vous mais dedans, je suis encore là-bas ».
Cette réflexion sur la fragmentation et la séquence du morceau de verre dans Arkham Asylum m’ont mené à reconsidérer deux diagrammes présentés en pages 10 et 11 de Traiter les traumatismes psychiques de François Lebigot. Une première figure présente l’appareil psychique sous la forme d’un cercle entouré de croix qui sont le pare-excitations, notre défense contre les énergies extérieures. Une autre figure présente le trauma sous la forme d’un cercle, notre appareil psychique, dans lequel s’est fiché un triangle, l’Image traumatique. Plaçant chacune de ces figures dans une case et disposant celles-ci côte à côte, je forme une séquence de bande dessinée présentant l’appareil psychique avant et après l’entrée par effraction de l’image traumatique. Cette contiguïté des deux cases permet de saisir la double expérience éprouvée simultanément par la victime au moment de la « reviviscence » (comme explicité dans la capsule du mois passé). La gouttière (ou espace inter-iconique) ainsi apparue se fait la métaphore du moment de l’Effroi, ce moment de blanc, d’absence à soi, « sans pensées, sans idées, sans mots ».
Cette gouttière mène également à la double notion psychologique de « closure », celle reprise par Scott McCloud dans son Art Invisible et celle qui définit la conclusion d’une expérience traumatique. Mais j’y reviendrai le mois prochain.
Nicolas Verstappen
(Tous droits réservés à l’auteur - mai 2015)