N°8 : "Deep Dark [& White] Fears"
Cette huitième capsule sera un peu différente des précédentes puisque je vous proposerai une relecture de "Tintin au Tibet" par le prisme de mes recherches sur les liens entre trauma psychique, bande dessinée et personnages animaliers. Avant cela je vous présenterai le webcomic "Deep Dark Fears" de l’auteur américain Fran Krause.
L’auteur américain Fran Krause travaille principalement dans le domaine de l’animation puisqu’on lui doit la réalisation de plusieurs courts métrages dont le pilote de Utica Cartoon, produit en 2001 pour Cartoon Network et mettant en scène le quotidien décalé d’un ours et d’un singe dans la ville d’Utica où l’auteur a grandi. Enseignant dans le Character Animation Program du California Institute of Arts, Fran Krause est également le réalisateur d’épisodes de Superf*ckers, l’adaptation télévisée des récits de super-héros politiquement incorrects de James Kochalka.
En parallèle à ces activités, il a lancé il y a un peu plus de deux ans le webcomic Deep Dark Fears où il évoquait au départ ses propres peurs irrationnelles. Ouvrant ces strips généralement composés de 4 cases aux suggestions des internautes, il a mis en images les angoisses singulières d’une centaine de personnes. On pourra citer l’exemple d’un internaute qui craint que son reflet dans la glace ne mémorise toutes ses expressions afin de pouvoir se substituer un jour à lui de notre côté du miroir... Une autre personne se souvient d’un curé qui lui avait dit, alors qu’il était enfant, que Jésus vivait au plus profond de son cœur. L’enfant, prenant l’expression dans son sens littéral, imaginera de manière plutôt déplaisante la présence du Nazaréen se promenant d’un ventricule à l’autre... Un autre récit présente le témoignage d’une jeune femme qui craint que sa vie ne soit qu’un rêve et de se réveiller un jour pour découvrir qu’elle est un chien avec beaucoup d’imagination !
Entre la peur d’avoir les doigts coupés sur une patinoire, celle que son enfant n’invente pas les fantômes dont il parle ou encore celle de monstres filiformes cachés sous un lit dont le sommier serait à ras du sol, les Deep Dark Fears forment un catalogue macabre et fascinant. Les épais traits noirs du pinceau et des aquarelles plus lumineuses s’y conjuguent pour donner à l’ensemble un aspect de candeur pervertie. Partageant savamment les informations entre récitatif et données purement visuelles, Fran Krause parvient à donner un réel impact à ces petites histoires d’horreur qu’il a eu l’ingénieuse idée de récolter auprès des internautes.
Mais passons maintenant à la Deep White Fear d’Hergé. Effectuant quelques recherches sur la création de Tintin au Tibet, je mis en relation mes recherches sur l’utilisation des personnages animaliers dans des récits autobiographiques évoquant un trauma psychique, les travaux des psychiatres François Lebigot et Louis Crocq et des éléments de la vie d’Hergé glanés dans la biographie Hergé, fils de Tintin de Benoît Peeters.
Marié à Germaine Kieckens depuis 1932, Hergé nouera une idylle avec sa jeune coloriste Fanny Vlamynck à la fin de l’année 1956. Cette relation adultérine et le choix qu’il devra faire entre Germaine et Fanny rongent l’auteur pétri par les notions de péché et de culpabilité héritées de son éducation catholique et celle du « serment donné » prônée par le scoutisme. Une phrase de Nietzsche, qu’Hergé cita en 1932, est sur ce point révélatrice ; « Il n’y a pour toi qu’un seul commandement : sois pur ! ». L’idée d’évoquer un abominable homme des neiges au cœur de l’immensité immaculée du Tibet se fait ainsi l’écho du déchirement moral d’Hergé à la fin de l’année 1957.
Alors qu’il débute son travail sur cette nouvelle aventure en juillet 1958, Hergé expérimente une série de « rêves de blanc » qui le hanteront durablement. Ces rêves récurrents le mènent à consulter à Zurich le psychiatre suisse Franz Riklin. « Vous devez tuer en vous le démon de la pureté » lui conseille Riklin qui lui suggère également d’abandonner son travail sur l’album. Hergé s’accroche cependant, bien décidé à franchir, avec ses personnages, les cols escarpés de son esprit en proie à un trouble qu’il ne parvient à saisir. Cette blancheur, insaisissable, pourrait nous évoquer « le temps de l’effroi, sans pensées, sans idées, sans mots » que décrit François Lebigot dans son ouvrage Traiter les traumatismes psychiques. Le psychiatre poursuit par ses lignes : « Le sujet se vit comme ayant été abandonné par le langage, c’est-à-dire par ce qui fait l’être de l’homme. Il traduit cette expérience indicible comme un abandon par l’ensemble des humains, mêlé d’un sentiment de honte devant sa déshumanisation. Dans le récit que le sujet fait de l’événement, il se désigne souvent lui-même comme un animal : “J’ai été réduit à l’état de bête″ ».
L’accident d’avion auquel survit Tchang et qui fut introduit pour justifier le voyage au Tibet se pose comme « le temps de l’effroi ». Seul survivant de cet événement traumatogène, Tchang est emporté de force dans les hauteurs himalayennes par le Yéti alors que les secours atteignent l’épave de l’avion. « Abandonné par le langage » ("... ma voix était trop faible"), il est exclu du monde des humains et introduit dans le domaine animal. En équipe réduite après une grande réunion de personnages dans Coke en Stock, Tintin, Haddock et Milou entreprendront une quête qui n’est autre celle du retour au Langage. Avec Haddock, Milou, le Yéti, Tintin et son alter-ego Tchang, Hergé possède quatre configurations du rapport humain/non-humain (ou humain/animal). Le binôme Tintin/Tchang pourrait être considéré comme une forme d’humanité désincarnée, Haddock comme un humain plus proche de sa part "animale" (barbu, impulsif...), Milou comme un animal muni d’une conscience, et le Yéti comme l’animal monstrueux. Chacune de ces configurations évoluera au fil du récit. Tintin, exprimant pour la première fois lors de ses aventures l’idée d’abandonner sa quête et son ami, se fait plus humain qu’il ne le fut jamais, s’incarnant par l’aveu de ses propres limites. Haddock, exprimant sa décision de se donner la mort pour sauver Tintin, s’élève par cet élan sacrificiel. La conscience de Milou s’incarnera de façon remarquable dans cette aventure sous la forme d’un angelot et d’un démon. Le Yéti, abominable, se fera « adorable » pour reprendre les mots de Fanny Vlamynck. Versant des larmes au départ de Tchang, larmes qui ne seront pas reprises au moment de l’encrage, il sera devenu un être d’une sensibilité déchirante. Pour chacun des personnages, il y a un « franchissement de nature » qui fait écho à celui d’Hergé devant accepter « de ne pas être immaculé » (et à celui d’un paysage montagneux hostile qu’il faut "dompter").
Le cri primal poussé par Tintin au début de l’aventure tibétaine, ce « Tchang ! » hurlé ensuite plusieurs fois comme dans une « compulsion de répétition » dont souffrent les victimes de traumatismes psychiques, sera devenue une parole articulée en fin de récit, une parole enfin retrouvée par Tchang. Secouru par ses amis, capable de partager avec Tintin le récit effroyable de son accident, il est revenu au langage et réintroduit dans la « communauté des vivants ». Le mutisme est désormais derrière lui, à l’image du Yéti laissé seul dans l’immensité de son domaine. Si Tintin au Tibet est généralement considéré comme une ode à l’amitié, cette aventure me semble être également une œuvre évoquant le dépassement de l’Effroi et du mutisme « animal » par une réappropriation du langage, « c’est-à-dire par ce qui fait l’être de l’homme ».
Nicolas Verstappen